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Samedi 2 - Véronique Margron

  • Date: 4/12/21

Quelques minutes avec Véronique Margron : https://www.youtube.com/watch?v=dXv-xrsgxAg

La compassion pour les abusés

Margron Veronique 1Véronique Margron, religieuse dominicaine et présidente de la COREF (Conférence des religieux et religieuses de France) est théologienne spécialisée dans les questions éthiques. Tout au long de sa pratique professionnelle, elle accueille des personnes en souffrance et, au départ, travaille avec des jeunes en danger à la protection judiciaire de la jeunesse. Par la suite et jusqu’à aujourd’hui, elle va recevoir des victimes d’abus et d’agressions sexuelles, en particulier dans cette Église où elle exerce d’importantes responsabilités. Elle en témoigne dans son dernier livre, Un moment de vérité, qu’elle présentera au Prieuré.

« Je me suis décidée à écrire ce livre, confie-t-elle, non pour enfoncer le glaive plus avant, mais pour proposer des voies afin de sortir de ce désastre. » Parce que sa position est reconnue et parce que sa voix compte, elle se montre peut-être plus radicale encore dans sa critique d’un système qui a permis tant d’abus sexuels, et qui en a organisé l’impunité. Véronique Margron a été amenée depuis des décennies à recevoir et à écouter de nombreuses victimes, ce qui donne à son propos une densité humaine unique. De plus, s’engageant en théologienne, elle pousse la réflexion au-delà du simple constat d’un dysfonctionnement, fût-il gravissime : il s’agit de déceler, dans ce qui structure l’Église, les racines du mal – et, dans ses fondements spirituels, les issues possibles d’un relèvement.
Son témoignage exceptionnel, de l’intérieur de l’Église, propose une analyse en profondeur et sans concession de la crise actuelle.


COMPTE-RENDU

Ouvrir un avenir pour les victimes

Rien ne prédestinait Véronique Margron à entrer dans l’ordre des dominicaines de la Présentation, ni à en devenir la provinciale en 2013, elle qui se définit comme un « petit animal sauvage ». Rien ne la prédisposait non plus à devenir présidente de la Conférence des religieuses et religieux en France. C’est pourtant à ce titre qu’elle commande un rapport sur les abus sexuels commis dans l’Église. Cette enquête, menée par une commission indépendante et dirigée par Jean-Marc Sauvé, vient de paraître en octobre dernier et révèle l’étendue des crimes commis au sein de l’Église. Au Prieuré, en ce 4 décembre 2021, elle a livré son analyse de la situation et des pistes pour prendre soin des victimes.

PHOTO 2021 12 08 10 35 05 7Le 5 octobre 2021 fut une journée douloureuse et pourtant essentielle, pour Véronique Margron. Alors que l’Église prétend si souvent dire au monde quelque chose de la vérité, voici que la vérité lui est assénée du dehors. « Nous disposons d’assez de vérité pour parler avec un degré de certitude suffisant », dit Jean-Marc Sauvé et cette vérité est la pire qui soit, puisqu’elle révèle l’ampleur des crimes commis par les membres de l’Église catholique. Ce rapport prouve la faillite du système et de l’institution qui n’a pas pu protéger des enfants, des personnes vulnérables, ni dénoncer les coupables. L’Église est à présent dans l’obligation morale de remettre en cause son fonctionnement et sa gouvernance.
Le rapport fait une grande place à la parole des victimes, à leur savoir expérienciel. Les solutions ne pourront pas se mettre en place sans leur participation. Depuis toujours, Véronique Margron est sensible aux personnes en détresse. Alors qu’elle étudie la psychologie à la faculté de Tours, elle enseigne dans ce qu’on appelle à l’époque « les classes de perfectionnement ». Elles regroupent des enfants déglingués dont on ne veut pas ailleurs. C’est à la même époque qu’elle passe aussi avec succès le concours pour entrer dans la protection judiciaire des jeunes.

Écouter les vies cabossées

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Une théologie qui reste ancrée
dans la réalité

Son moteur : la volonté de combattre la fatalité. Cette passion qui l’anime est bien plus ancienne que sa découverte de la foi. Avec les jeunes qu’elle accompagne à mains nues, elle apprend à ne pas se cacher, à être elle-même. Elle découvre aussi l’importance du récit pour ces jeunes violents qui n’ont pas les mots pour dire leur colère, leur violence. Avec les autres éducateurs, elle tente de leur offrir les mots pour parler, rendre possible une conversation. Elle voudrait aussi briser cette sorte de fatalité généalogique, qui fait que des enfants de délinquants le deviennent parfois aussi. Si elle parvenait à ouvrir une brèche dans cet engrenage fatal, ce serait déjà beaucoup.
Véronique Margron vient d’une famille agnostique et rencontre les sœurs dominicaines, un peu par hasard. Elle trouve ces femmes intéressantes. Elles sont animées d’une passion et semblent en même temps tout à fait normales. Elle va les voir, les revoir, découvre la prière au monastère et, un jour, elle décide d’y poser ses valises. Les sœurs s’inquiètent et lui conseillent de découvrir d’autres communautés, mais elle n’en voit pas l’intérêt : c’est là qu’elle se sent bien, cette maison est sa maison. Elle y est toujours.
Dès son entrée au noviciat, on l’envoie se former en théologie, tout en continuant à travailler pour la protection de la jeunesse. C’était important pour elle de garder les pieds dans la réalité. Cela évite de se désincarner, ce qui serait un danger terrible pour la théologie. Le premier cours qu’elle suit est celui de Xavier Thévenot qui deviendra son maître et son ami. Son cours de morale fondamentale enseigne comment, au cœur de la foi chrétienne, mener une vie bonne. Elle enseignera elle-même ce cours plus tard, à l’Université catholique de l’Ouest à Angers.
Avant cela, elle occupe le poste d’aumônier des étudiants à Tours pendant cinq ou six ans, « une fonction reposante », dit-elle en souriant. Entre les mineurs en danger et les enfants de familles catholiques, ce n’est pas le même monde. Elle garde un excellent souvenir de ce milieu très ouvert et créatif où l’on faisait entière confiance à l’aumônerie. Qu’une femme prêche à la messe, que des frères et sœurs célèbrent ensemble, cela ne posait aucun problème.

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Des histoires fracassées

Lorsqu’elle devient maître des novices de son ordre, elle découvre les inquiétudes de ces jeunes femmes qui commencent leur formation. Chaque jeune trimballe son poids, certaines ont des histoires fracassées et ce moment du noviciat peut les aider à retrouver l’estime d’elles-mêmes, à croire en leur existence et à se fier à leur propre jugement.
À la Catho d’Angers, où elle devient doyen de la faculté de théologie – c’est la première fois qu’une femme occupe ce poste – on l’appelle « Monsieur le doyen ». Se faire une place dans ce milieu n’était donc pas gagné d’avance, mais elle parvient à gagner la confiance de ses collègues et y vit de belles années. « Le fait d’être religieuse est un avantage qui m’a beaucoup aidée. Les gens en face de moi ont peu de pouvoir sur moi. Si ça ne va pas, j’arrête ma fonction et ma congrégation me donnera une autre fonction. Pour les autres, qui ont besoin de leur emploi et de leur salaire, c’est plus compliqué. » Elle utilise donc cette force pour aider d’autres personnes à faire respecter leurs droits.
Lorsqu’elle est élue provinciale de son ordre, elle change de vie. Elle est confrontée continuellement à de multiples problèmes. Ses préoccupations majeures : se mettre à l’écoute de chaque sœur pour lui permettre d’avoir la vie la plus belle possible, et mener des projets qui dynamisent l’ensemble de la communauté. L’un d’entre eux, qui vient de voir le jour, est l’ouverture à Paris d’une maison intergénérationnelle à caractère social, où vivent, comme dans un petit village, des familles monoparentales, des jeunes travailleurs, des étudiants, des personnes en situation de précarité, et quelques sœurs âgées.

Faire face à la vérité

En 2016, elle est élue présidente de la Conférence des religieuses et religieux en France : une structure minuscule qui tente de rendre des services, qui se préoccupe du vieillissement et de la formation des 29 000 religieuses et religieux de France, toutes congrégations et tous charismes confondus. Dès le début de son mandat, les abus sexuels commis au sein de l’Église s’invitent dans son agenda. Elle se met à l’écoute d’autres vies cabossées, comme elle le fait depuis plus de 25 ans déjà. Quand on se sent impuissant en face de la vie de l’autre, la seule chose que l’on puisse lui offrir, c’est d’être là, dans ces instants-là. Mais l’écoute de la souffrance de l’autre ne va pas sans conséquences. On écoute avec son âme et son corps, et on peut parfois en souffrir soi-même, physiquement ou psychologiquement.

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Une maison intergénérationnelle


Les membres de l’équipe de Jean-Marc Sauvé en ont, eux aussi, fait les frais. Pour donner toute sa place au récit des victimes, ils sont allés les rencontrer sur le terrain. Certains ont craqué devant les récits qui leur étaient racontés et tous ont eu besoin d’un accompagnement psychologique. Les répercussions de ces révélations sont parfois terribles pour ceux qui écoutent et pour leurs proches.
Le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église, dirigée par Jean-Marc Sauvé, a voulu faire une projection sur la population générale à partir d’une vaste enquête menée auprès de 28 000 personnes. Cette projection mathématique, plusieurs fois vérifiée par d’autres instances, révèle le chiffre effarant de 216 000 victimes de prêtres ou de religieux. Ces chiffres sont contestés par certains, puisque la Commission ne s’est basée que sur 6 000 témoignages. Mais en tenant compte de l’indice de confiance relativement faible, il est vrai, et de la marge d’erreurs, on arrive quand même à une fourchette qui reste glaçante : entre 180 000 et 260 000 victimes. Et depuis la publication du rapport, de nouveaux témoignages affluent en masse.
Une seule victime serait déjà un scandale absolu, alors ces chiffres sont bien le signe de la faillite de l’institution. L’Église est le premier lieu de prédation dont les enfants sont victimes, après la famille et le cercle de proches. On ne peut donc pas s’empêcher de s’interroger sur les causes systémiques qui ont rendu possibles ces crimes massifs.

Donner foi à la parole des victimes

Longtemps l’Église a minimisé les faits. Attenter à un enfant ou à un adulte sur lequel on a autorité, ce n’est pas un simple péché, c’est un crime. Véronique Margron se souvient qu’en 2002, un évêque fraichement nommé lui a dit : « Le plus grave, c’est quand un prêtre couche avec une femme, pas quand il couche avec un enfant. » Mesurait-il ce qu’il disait ? « On ne couche pas avec un enfant, on l’agresse », lui rétorque-t-elle.
Le plus souvent, on n’écoutait pas les victimes. Pourtant nommer l’innommable est le début d’un travail, comme le montre Patrick Goujon dans son livre : Prière de ne pas abuser. Elle se souvient d’avoir écouté un jour une sœur de 100 ans, qui avait été victime d’un prêtre abuseur alors qu’elle n’avait que 11 ans. Elle n’en avait jamais parlé à personne avant ce jour-là. Elle se souvenait de l’odeur de son agresseur. Ce traumatisme peut vriller toute une vie et devenir, des décennies après les faits, un fardeau trop lourd à porter. Mais l’institution a toujours préféré se protéger du scandale, plutôt PHOTO 2021 12 08 10 35 06 2que de protéger les victimes. L’occultation de ces crimes était systémique dans l’Église et a donné aux agresseurs l’impression d’une impunité totale.
Le discours de l’Église sur la sexualité est aussi problématique. Quand on magnifie la famille, quand on présente un discours sur l’idéal des familles, on n’aide pas les enfants à être lucides. De même, quand on sacralise la figure du prêtre, du « père », on le rend intouchable. Le discours sur la sexualité, sur la chasteté ou la pureté que l’on tient dans les séminaires est devenu inaudible. Prétendre que le prêtre ou le religieux sacrifie sa sexualité pour être plus à l’écoute de l’autre est une illusion totale. On sait que ce sacrifice crée plus de frustrations que de générosité. Il peut avoir des effets pervers : certains estiment en effet que, puisqu’ils ont sacrifié leur sexualité, ils ont bien droit à quelques compensations. La survalorisation du célibat est problématique. Il faudrait pouvoir parler des questions affectives et sexuelles, simplement, en nommant les choses telles qu’elles sont, et revoir complètement la formation des séminaristes et revoir théologiquement les notions de pureté et de chasteté.

Ouvrir l’avenir

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Des évêques sans aube...
Des hommes tout simplement

Pour faire justice, il faut d’abord reconnaître la double réalité du mal, celle du mal commis et celle du mal subi. On peut mesurer tout l’écart entre les deux dans le cas des agressions sexuelles. Le droit pénal va qualifier les faits en fonction de la gravité des actes commis par l’agresseur, mais le mal subi par la victime peut être sans commune mesure. De « simples » attouchements peuvent détruire la vie d’une victime.
« La seconde étape sera de signifier pour de vrai notre honte, ajoute-t-elle. L’Église sait faire des discours, mais qu’est-ce qui va venir dire que cette honte vient du fond de notre chair ? » Elle n’a pas de réponse à titre collectif. À Lourdes, lors de la réunion des évêques de France, il y a eu un temps mémoriel et puis pénitentiel, préparé avec des victimes. Celles-ci avaient demandé aux évêques de ne pas s’y présenter en aube. Ils devaient être des hommes tout simplement. C’est un premier pas, mais ça ne suffit pas.
En troisième lieu, il faut faire justice. L’Église pourra prendre toutes les mesures institutionnelles qu’elle veut, elle ne pourra empêcher qu’il y ait des agresseurs, en son sein comme ailleurs, mais elle doit faire la preuve que plus jamais elle ne fermera les yeux. Plus jamais, elle ne sera complice de ces crimes en ne les signalant pas aux autorités. Plus jamais, elle n’occultera la parole des victimes. C’est un minimum !
Beaucoup de personnes témoignent aujourd’hui, parce qu’elles ne veulent pas que ça recommence, que cela arrive à d’autres. Il faudra prendre des mesures et intégrer les victimes dans la prise de décision. Rien ne peut se faire sans elles.
Des commissions indépendantes vont pouvoir recevoir toutes les victimes qui se signalent. Il faut donner foi à leur récit et voir, pour chacune d’entre elles, ce qui va soutenir leur vie. Bien sûr, on ne pourra rien enlever au poids de leur malheur, mais que peut-on faire aujourd’hui pour leur ouvrir l’avenir ? C’est la démarche d’une justice restaurative.
L’Église doit-elle demander pardon ? Le sujet est sensible. Demander pardon peut encore être une façon d’exercer son emprise sur la victime. Quand on demande pardon à la victime, elle peut se sentir forcée de le donner. Cela peut être irrespectueux. Il faut donc être très prudent.
Il faut en tout cas réformer le système ecclésial. Ce qui est tragique dans la gouvernance de l’institution, c’est l’entre-soi. L’Église est gouvernée par des hommes qui se ressemblent tous. Il faudrait beaucoup de femmes, à tous les niveaux de responsabilités, mais aussi des hommes et des femmes de sensibilités différentes, qui vivent des situations différentes. Plus il y aura de diversité, moins il y aura d’abus. Et si l’exemple ne vient pas d’en-haut, il faut commencer à la base.

Rester d’Église

Si Véronique Margron reste d’Église, c’est parce qu’elle aime les gens. L’Église, c’est un peuple bigarré. Elle reste d’Église pour tous les visages de victimes qui y sont encore et qui veulent y être. Elle reste d’Église pour la succession des générations de tous les témoins qui ont fait qu’elle a pu croire. Elle reste d’Église pour se reconnaître de la foi au Christ.

***

ÉVOCATION

20211204 131822Accompagner à mains nues, des vies cabossées
Se lever le matin pour combattre la fatalité et créer des brèches d’humanité
Rencontrer des femmes, normales, intéressantes, passionnées et en devenir leur sœur. Déposer ses valises
Étudier l’at de la vie bonne, de la vie ensemble pour l’autre et avec l’autre. Étudier, mais garder les pieds dans la vie
Créer un couvent nouveau, ouvert, et où résonnent des pas d’enfants
Commander un rapport indépendant sur les abus sexuels dans l’Église de France
Écouter les douleurs inouïes des victimes et comprendre que leur expertise est indispensable à la réflexion.
Donner foi à leurs récits
Regarder droit dans les yeux la terrifiante faillite de l’institution qui reste dans « l’entre-soi » et qui n’a pas protégé les plus faibles, qui a créé un système mafieux et criminel
Reconnaitre la réalité du mal commis et du mal subi
Signifier pour de vrai notre honte
Prendre des mesures institutionnelles du côté de la gouvernance de l’Église et du côté de la formation
Poser des gestes concrets pour une justice restauratrice
Rester d’Église, pour les gens et pour le peuple des croyants
Avoir le courage de désespérer des illusions et des mensonges

Surmonter ce désespoir et ESPÉRER

  

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Ouvrir un avenir pour les victimes


Lien vers la vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=dXv-xrsgxAg

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Interview : Gabriel Ringlet
Compte-rendu : Jean Bauwin
Évocation : Florence Vanderstichelen
      Illustrations : Patrick Verhaegen (Pavé)
http://www.pavesurle.net/
      Photos : Jacqueline Delcorps et Patrick Verhaegen
(04/12/2021)

 

 

 

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