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Ne me quitte pas

Armand Lequeux. Décembre 2011. 

Julien ! Je dépose cette lettre sous le sapin. Tu la liras demain soir à mes côtés, au chevet de mon lit canapé que je ne quitte quasiment plus. Un cadeau ( ?) pour ce qui sera sans doute notre dernière veillée de Noël.

Je veux te dire merci, Julien, car tu m’as terriblement déçue ! Je rêvais de mers calmes et tu m’as fait traverser des tempêtes. Je rêvais de m’unir à toi si fort que nous n’allions plus faire qu’un…et j’ai plus que jamais conscience que nous sommes radicalement différents ! Je me suis donnée à toi avec toute ma candeur juvénile, je voulais t’appartenir…et tu as refusé de me prendre, de me posséder. Tu m’as rendue à moi-même, solitaire et solidaire. Je te voulais rien que pour moi et j’ai dû te partager avec tant et tant… Ta famille, tes amis, nos enfants, ton boulot, tes rêves, tes déprimes et tes exaltations. Je sais que tu me fus fidèle en bienveillance d’amour. Pour ce qui concerne le reste, je ne veux pas savoir. Je rêvais de transparence et nos petits jardins secrets sont devenus d’immenses et sombres forêts.

Dans mon cœur de jeune fille, je cultivais les fleurs bleues du bonheur à deux, puis je t’ai rencontré et j’ai souvent souffert à cause de toi, Julien. Parce que tu ne me comprenais pas, parce que je ne te comprenais pas, parce que tu t’obstinais à ne pas devenir celui que je voulais que tu sois, parce que je n’étais jamais assez certaine d’être ta femme. Parce que si nous avions vite appris à nous haïr, nous avons mis longtemps à apprendre à nous pardonner et que ce n’est pas facile et que ça fait mal. Je n’ai accepté que tardivement de n’être pas responsable de ton bonheur, donc coupable de tes déceptions et de tes épisodes dépressifs. Je n’ai admis que lentement que je devais cesser de te rendre responsable de mon bonheur et coupable de mes tristesses et de mes ruminations.

Le bonheur ? Nous avons traversé des moments, des secondes ou des éternités, de plénitude, de présence, de complicité, de jouissance exaltée et de mélancolie douce. Était-ce du bonheur ? C’était la vie, ça, je le sais. La tienne et la mienne mêlées, comme le jour et la nuit, comme le pire et le meilleur. C’était la vie qui, goutte à goutte, coulait dans nos veines. Pourquoi donc, cette horrible image qui m’envahit le cœur ? Je pense à mes chimios… Mais c’était aussi la vie, puisque c’était du temps gagné contre le crabe qui me ronge la poitrine ! Mon temps ? Plus je veux le retenir pour moi seule et plus j’ai le sentiment de le perdre. Quand je te le donne, je le gagne. Je crois que j’ai mis un siècle à composer cette lettre et que je n’arrêterai jamais de t’écrire. Il faudra aussi que j’écrive aux enfants. Ça durera mille ans.

Bon, Julien, ça suffit ! Laisse-moi partir maintenant… Non, ça ne suffit pas. Ça ne suffira jamais. Retiens-moi ! Nous avions promis de ne pas nous appartenir mutuellement, de nous vouloir libres. Et bien je trahis ma promesse. Retiens-moi, garde-moi prisonnière. Ne me quitte pas… Ne me quitte pas… Te souviens-tu ? Jacques Brel. Je détestais cette chanson. Il me reste un peu de temps, je crois que je vais apprendre à l’aimer. Joyeux Noël, Julien.