Samedi du Prieuré : Anne Soupa (09/02/19)

HOMÉLIE D'ANNE SOUPA

Commentaire Évangile Jean 12, 1-11

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Voici une preuve parmi tant d’autres que l’on peut faire de la très haute spéculation théologique sans prononcer une seule parole, juste en ouvrant un flacon de parfum.

Qu’est-ce qui se joue dans ce geste ?

Contexte : Jésus est recherché. Certains, les campagnards, veulent le voir ; d’autres, les grands prêtres et les pharisiens veulent l’arrêter. Et pendant ce temps-là, Jésus est chez ses amies Marthe et Marie, qui donnent un banquet en l’honneur de leur frère Lazare, que Jésus a ramené à la vie.

Deux volets à ce bref récit.

  1. On a beaucoup dit – et Jésus lui-même le dit – que Marie anticipait la mort de Jésus pour répandre ce parfum sur son corps. Certes. Mais qu’est-ce qui l’empêchait de le faire quelques jours plus tard, avec les autres femmes ? Je ne crois donc pas à cette interprétation. Je pars du principe que Marie a eu le besoin impérieux de la faire ici, et maintenant, là et nulle part ailleurs. Je donne donc un sens maximal à ce geste. Je rappelle que Jésus vient de ressusciter Lazare. Marie, au chapitre précédent, a abondamment pleuré son frère. Puis elle a, de ses yeux, vu sa résurrection. Pourquoi ne pleure-t-elle pas sur le sort de Jésus devant la Passion qui se profile, et que Jésus lui-même annonce ?
    Parce qu’elle a reçu un gage et elle franchit le pas et qu’elle croit, désormais, que Jésus ressuscitera. Sa foi s’exprime dans ce geste très sensuel d’hommage et de tendresse. Voilà la haute spéculation théologique. Par ce geste sans paroles, Marie dit sa foi, comme sa sœur Marthe l’avait fait au chapitre précédent. Marie, elle, dit : « Tu es vivant pour toujours. »
    Et le grand prix du parfum renforce la portée du geste. Jésus, symboliquement, vaut très cher. Enfin, si elle choisit de le faire sur le corps et non dans un discours de type spéculatif, en y mêlant son propre corps (ses cheveux), c’est là aussi un hommage appuyé pour ce corps de chair, ce corps qui ressent, qui va traverser la mort pour accéder aux rives de la vie éternelle.
    Je voudrais faire un zoom arrière sur les trois Marie qui accompagnent la vie de Jésus. Et observer que toutes entretiennent un rapport étroit avec le corps de Jésus : Marie, sa mère, met au monde l’être de chair. Elle dit l’incarnation originelle. Au bout de la chaîne, il y a Marie de Magdala qui, en acceptant de renoncer au corps de chair, accédera à un « corps spirituel ». Et Marie de l’onction assiste – j’ose presque dire assiste à la « mise au monde » – de celui qui est arrivé à son Heure (ou à son terme). Autrement que la mère de Socrate, Marie fait de la maïeutique : accoucher Jésus à sa mission. Elle est le témoin de son enfantement au don de soi. Baptisé dans le parfum de Marie, Jésus acquiert un nouveau titre : il devient donateur.
    Alors pour nous ? Assister de nos gestes de tendresse ceux qui donnent. Les valoriser, en répandre la bonne odeur. Savoir reconnaître ce qui se donne autour de nous. En somme, accomplir notre devoir de mise au monde, même dans le silence d’un regard ou d’une caresse qui encourage.
  1. La parole de Jésus à Judas : « Des pauvres, vous en aurez toujours. » Terrible claque aux rêves d’éradication qui animent beaucoup d’entre nous, dans le monde associatif, par exemple. On pourrait aussi dire : « Des tyrans, vous en aurez toujours », « Des tours de Siloé, vous en aurez toujours. » Jésus voit le monde tel qu’il est. Il annonce le Royaume, mais il est d’un réalisme qui décoiffe... Il y a chez Judas une déception de cet ordre. Judas vit dans l’idéal. Il voudrait bouter les Romains hors de Palestine. Il voudrait que Jésus et le Temple s’accordent, que la foi et la religion fassent bon ménage. Ce sont des déceptions que nous connaissons tous. Le problème est que Judas ne le supporte pas et va livrer Jésus tant la blessure lui est insupportable.
    Nous savons que des adolescents se suicident pour un concours raté. Comment, dans nos éducations, doser l’idéal à sa juste valeur. Comme le sel. Ni trop peu, ni trop. Comme la balance qui oscille d’un pôle à l’autre. Judas était dans le trop, dans une attente vouée à la déception, qui l’a poussé à refuser la personne de Jésus à cause de son rêve d’idéal. Quelle parade à ce risque ? J’en propose une très banale, mais efficace. Mettre les personnes, l’amitié envers elle au-dessus du rêve.

Anne SOUPA
09/02/2019