« Sois plein d'étonnement »


«  Je m’en vais, et je reviens vers vous »

(Jean 14, 28)


Le poète et romancier François Cheng raconte qu’il y a un peu plus de cinquante ans, durant l’été 1961, alors qu’il se sentait « en perdition », des amis lui proposent de rejoindre leur groupe en partance pour Rome et Assise. Tout heureux de s’arracher « à la grisaille parisienne » en ce temps d’« extrême dénuement », il voit d’abord dans cette invitation la chance d’un moment d’évasion.
À peine sorti de la gare d’Assise, il reste figé sur place, convaincu qu’il vient de trouver le lieu, son lieu, tant la vision de cette blanche cité réveille en lui la grande tradition chinoise du feng shui selon laquelle un site exceptionnel, fût-il modeste et dépouillé, peut engendrer un destin exceptionnel.
Alors que le groupe s’en revient en France, François Cheng décide de rester sur place, de vivre dans le peu, de dormir à la dure et de revisiter les trois sites qui gardent trace du passage de François d’Assise : Saint Damien, la Portioncule et les Carceri. C’est là surtout, entre rochers et broussailles, qu’il croit entendre un François tout proche lui murmurer à l’oreille : « Sois plein d’étonnement et de gratitude, car quelque chose est arrivé ».

 

À l’heure de passer « de ce monde à son Père », Jésus aimerait aussi que ses disciples soient pleins d’étonnement et de gratitude, qu’ils cessent d’être bouleversés et effrayés mais se tiennent dans la joie puisque quelque chose va arriver : son départ vers le Père.
Partir, ce n’est pas abandonner. Jésus ne laisse pas les siens dans l’impasse. C’est le contraire. Partir ouvre une brèche et crée un espace. Partir engage à prendre le relais et à poursuivre l’histoire. Partir pousse à la nouveauté et à l’imagination.
Souvent, lorsque quelqu’un part, on lui offre un cadeau d’adieu. Ici, à l’inverse, Jésus donne un présent à ceux qui restent : la paix. Pas n’importe laquelle. Pas seulement la paix « à la manière du monde », le bien-être, la santé, la sécurité… En donnant sa paix, Jésus ne promet pas la tranquillité à ses disciples mais il leur fait un don d’abandon à Dieu. Dans cet abandon-là, s’ils y consentent, ils connaîtront la joie.

Qu’est-ce qui est arrivé ?

Qu’est-ce qui est arrivé en Palestine il y a deux mille ans, au moment du passage de témoin ? Jésus s’en va, écrit jean Grosjean, « mais pas sa respiration ». Lui, le défenseur des petits, l’avocat de la femme adultère, annonce qu’un collègue va prendre le relais au barreau de l’Évangile : le Souffle sacré. Ainsi, la parole nazaréenne qui les avait tant bouleversés ne va pas partir avec lui. Le nouveau Défenseur est chargé de souffler sur le texte pour que les disciples continuent à en vivre.

Qu’est-ce qui est arrivé à Assise il y a huit cent ans quand le « grand aimant » s’en est allé à la rencontre des plus blessés de la vie, « des délaissés, des déshérités, des déconsidérés » demande François Cheng ? Et quand il a osé, surtout, appeler « sœur » la mort corporelle, annonçant ainsi, bien avant l’heure, l’avènement des soins palliatifs…

Qu’est-ce qui est arrivé à Rome le 13 mars 2013, quand un certain Jorge Mario Bergoglio choisissait de s’appeler François, signifiant par là que le pallium nominatif qui allait désormais le couvrir annonçait un pontificat soucieux de bonté et de joie ?

« J’ai eu le privilège de choisir, à un moment clé de ma vie, mon propre prénom », confie encore François Cheng. « C’était en 1971, lors de ma naturalisation. Un prénom qui s’est imposé à moi sans que j’aie eu à réfléchir ». On comprend qu’aujourd’hui encore l’académicien en reste « plein d’étonnement et de gratitude ».

 

Gabriel Ringlet

(Mai 2013)

François Cheng, Assise, Albin Michel, mai 2013, (offert par les libraires).