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Éditorial mars 2015 : Vous êtes mes amis

« Je ne vous appelle plus serviteurs »
(Jean 15, 15 )
 

« À l’heure où Jésus passait de ce monde à son Père »… il tentait, une fois de plus, de convertir le regard que ses disciples portaient sur Dieu. Voilà pourtant des mois et des mois qu’il leur parlait du Tout Prévenant dans les mots de la plus délicate affection. Pourquoi avaient-ils tant de peine à accueillir ce Dieu pauvre « qui va sans bruit dans l’herbe du monde » (Sulivan) ?

 

Dehors, l’étau se resserre, la haine progresse d’heure en heure, et ils le savent. Le soleil noircit. Et les fleurs de printemps qui devraient parfumer la vie ne dégagent qu’une senteur de mort. Ils n’ont pas les oreilles à entendre un testament funèbre, et la tête encore moins. Pourtant, lui parle de joie. De cette joie qui, à la différence du bonheur, parvient encore à nous rejoindre, même dans les ténèbres.
Alors, puisque les mots n’arrivent plus à les atteindre (à moins qu’ils ne les atteignent trop ?) « Jésus se lève de table et il quitte ses vêtements ». A-t-on suffisamment souligné qu’il est nu devant eux ? Nu, à l’image du Dieu dont il veut leur parler, comme il sera nu sur la croix.


« PIERRE SE PRÊTE MAL AUX SURPRISES »

Il verse de l’eau dans une bassine et se met à leur laver les pieds. Quand il arrive à Simon-Pierre, la réplique lui sort de la gorge comme un coup de poing : « Toi, me laver les pieds ? Jamais ! » C’est qu’à ce moment-là, Pierre est encore du côté de la hiérarchie. Depuis quand le général lave-t-il les pieds du soldat ? « Jésus aime choquer, écrit Jean Grosjean, pour changer la pente de notre esprit, mais Pierre se prête mal aux surprises. Pierre en sait plus long que le Messie (…) Judas cherche à savoir, mais Pierre sait. Judas, pour savoir, veut que le Messie soit mis à l’épreuve, mais Pierre, sûr de soi, prend pour des goujats les disciples qui laissent le maître les servir. »[1] Il n’a pas encore tout vu, le plus impulsif des disciples, ni tout entendu. Et quand il mesure que leur chemin commun pourrait s’arrêter là, il s’écrie avec une spontanéité qui le sauve : « Pas seulement les pieds mais aussi les mains et la tête ! »


DANS LES TAILLIS ET LES RONCES

Tout cela, c’était avant Pâques, je sais ! Mais s’agissant du lavement des pieds, il n’y a pas d’avant ou d’après Pâques, mais une affirmation fondatrice qui ne cessera de travailler le christianisme jusqu’à la fin, un socle auquel il faut revenir et revenir encore, de plus en plus, une pierre d’angle sur laquelle s’appuie « l’entretien suprême » chez St Jean, et qui tient en quelques mots si simples et si bouleversants : « Je ne vous appelle plus serviteurs… je vous appelle mes amis ».
Passer de « serviteur » à « ami », c’est plus que changer de relation ou d’organisation. C’est tout autre chose que gravir les échelons de la religion ou recevoir une décoration « pour les bons et loyaux services ». C’est changer de foi parce que c’est changer de Dieu, c'est-à-dire de regard sur Dieu. Un Dieu qui « court après nous dans les taillis et les ronces » disait un jour Louis Evely, « et si nous quittons la maison, il guette notre retour »[2].
Le christianisme est d’abord et avant tout une amitié. Il raconte l’aventure d’un Dieu qui s’agenouille aux pieds de l’homme pour le mettre debout. Et pour être ami de ce Dieu-là, il ne suffit pas de mettre son profil sur facebook, il faut aller jusqu’à « donner sa vie pour ses amis ».
Elle n’est pas un coup de foudre, l’amitié, elle se bâtit lentement. Elle part d’une table et va vers une autre table où le pain est rompu « pour que vous soyez comblés de joie ».

Gabriel Ringlet
Mars 2015

 


[1] Jean Grosjean, L’ironie christique, Gallimard, 1991.

[2] Louis Evely, C’est toi cet homme, Editions universitaires, 1957.