Éditorial juillet 2014 : « Deux jours, une nuit »

 

 

La question que Jésus pose à ses disciples, « Pour vous, qui suis-je ? », il me semble l’avoir entendue tout au long du dernier film des frères Dardenne, Deux jours, une nuit, porté par une Marion Cotillard bouleversante d’authenticité. Qui est-on, « d’après ce que disent les hommes », quand on perd son emploi ? Qui est-on quand un patron cynique place son personnel devant un choix infernal : « vous renoncez à votre prime et votre collègue sauvera son poste ».

Pendant deux jours et une nuit, Sandra va rendre visite à chaque salarié de sa petite société. Elle dispose d’un week-end pour convaincre. À travers des rencontres d’une densité rare, les frères Dardenne rendent remarquablement présents des hommes et des femmes confrontés à la crise, pour qui mille euros représentent beaucoup, et qui face à la « mendicité » si digne de la jeune Sandra sont obligés de se poser la question : « Qui suis-je ? ». Qui suis-je dans mes besoins vitaux, dans mes rêves, dans mes projets ? Qui suis-je dans ma gêne, ma honte, mon agressivité, mon refus, ma générosité ?

Ce que les hommes disent du « Fils de l’homme », ça, les disciples peuvent en parler d’abondance, à croire qu’ils sont passés maîtres dans l’interprétation des sondages d’opinion. Mais Jésus resserre la question et se fait plus incisif : « Vous… oui, vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je ? »

Cette question sera toujours d’actualité. Aussi ai-je pris plaisir à réécouter la manière dont quelques contemporains l’entendaient à travers des ouvrages publiés ces dernières années. Petit florilège.

Hubert Reeves, astrophysicien : « Jésus ? Un esprit indépendant et libre penseur ». Louis Velle, comédien : « Celui qui nous rend la foi en nous-mêmes. Et il y a urgence ! ». Sylvie Germain, romancière : « L’Innocent par excellence ». Albert Rouet, évêque : « Celui qui fait passer Dieu par la petite porte ». André Miquel, linguiste : « Il est depuis deux mille ans, l’aventure d’une poésie absolue ». Anne Delbée, metteur en scène : « Le Suprême Séducteur ». Gérard Bessière, écrivain : « L’ineffable secret du monde ». Alain Woodrow, journaliste : « Mystérieux, complexe, humain, attachant, iconoclaste, dérangeant, joyeux, tolérant… il est avant tout l’auteur des Béatiutdes ».  Maurice Bellet, philosophe : « Pour moi, Jésus, c’est… Silence. Je ne sais pas. Un silence dur et profond. Il vient d’en bas. Il traverse. Il ressurgit d’entre les morts ».

On peut imaginer que pour les disciples aussi, il y eut un temps de silence. Que savaient-ils vraiment de lui ? Mais Pierre, « prenant la parole », y va franchement : « Tu es le Messie, le Fils du Dieu vivant ! » Il est fou ! Le Messie, celui que Dieu choisit pour être le roi d’Israël. Et cela en pays occupé et gouverné par un souverain imposé. Il n’empêche que la réponse de Pierre le bouleverse. Il va d’ailleurs saluer sa profession de foi par l’expression-même qui ouvre les Béatitudes : « Heureux es-tu », « Joie pour toi », « En marche, Simon, fils de Jonas ».

Après avoir, pendant deux jours et une nuit, tenté de convaincre ses camarades de renoncer à leur prime, Sandra apprend qu’une moitié s’est solidarisée avec elle. À un rien près, ça passait. Hélas, elle doit quand même partir. Mais ce remarquable thriller social nous réserve une surprise à découvrir en fin de projection… au moment où la jeune femme s’en va habitée par une joie intérieure discrète, car son formidable combat l’a transformée. Elle sait maintenant qui elle est. Et les Dardenne réussissent cette prouesse de montrer que, même en pleine crise, la solidarité est encore possible.

Gabriel Ringlet
Juillet 2014