Le Prieuré - Lettre du Temps ordinaire N°2 - 11 février 2021

Lettre N°2 - 11 février 2021 
 
 

 LA LETTRE DU TEMPS ORDINAIRE

 

210207 

Je ne vois aucun message de Dieu dans le virus mais j'entends cette injonction à ralentir. (Léa Salamé. Avec Jean Graton.)

ÉDITO


Dans son dernier livre intitulé « Abécédaire de la Sagesse » et co-écrit avec Matthieu Ricard et Alexandre Jollien, Christophe André, psychiatre français, évoque le mot « dépouillement.»

Il dit notamment ceci :

« La logique occidentale qui est la nôtre va à l’encontre du dépouillement, puisqu’elle procède par accumulation : on accumule les biens, les connaissances et même les relations, par exemple dans les réseaux sociaux, bien au-delà de ce qui est raisonnable, au-delà d’un réel usage.
Une petite phrase glanée au hasard de mes lectures m’a beaucoup marqué :
Le sage : ne te demande pas ce qu’il a de plus que toi, mais cherche plutôt ce qu’il a en moins. »

« Dépouillement » est sans doute un mot qui convient bien à la période de la COVID que nous vivons actuellement et au Carême qui s’ouvre :

  • La Covid nous a ôté un certain nombre d’habitudes, de manières d’être et d’avoir, il a rendu notre horizon fragile…malgré nous, un certain dépouillement s’est imposé.
  • Le Carême, avec nous, peut nous conduire vers un certain dépouillement, consenti et non subi, vers des retrouvailles avec nous-mêmes, vers une vie où la réflexion nous nourrit et pas simplement une information surabondante et parfois polluante.

 210202

L'accumulation à l'encontre
du dépouillement

Christophe André nous donne 3 conseils de dépouillement :

  • l’allègement matériel : je n’ai pas besoin de tout cela
  • l’allègement occupationnel : on fait beaucoup trop de choses
  • l’allègement mental : s’alléger de ses craintes.

Pas d’allègement dans cette lettre mais plutôt l’abondance.



On trouvera, ci-après, une très belle interview par Jean Bauwin, de Florence Laloy qui dirige le groupe « Les Soupirantes » et un espace liturgique construit par Gabriel autour de nos « chers disparus ».

Deux textes, enfin, à croiser et à méditer : l’un de Jacques Gaillot sur « l’après et la vie quotidienne » et l’autre d’Amin Maalouf  sur « L’après et les dérèglements du monde».

Bonne lecture et rendez-vous à la Semaine Sainte, dans la toute nouvelle « Lettre du Prieuré ».

Patrick Tyteca

NOUVELLES


Grâce au « mystère » des ondes, la célébration du « mystère » de Noël par l’équipe du Prieuré a rencontré un énorme succès.

Lisez plutôt :

  • En direct : 750 personnes
  • En différé : 8.000 personnes (il n’y a pas d’erreur de frappe, c’est bien huit mille)
  • Auxquelles il faut ajouter les TV communautaires.

C’est évidemment très encourageant.

La COVID-19, c’est dur, très dur mais cela nous a contraints à « renaître » au travers de moyens de communication moins fréquents pour le Prieuré. Nous pensons à Internet mais aussi aux capsules vidéo et aux Lettres dont celle que vous êtes en train de lire.

Dans le fond, le tout est une question de naissance et d’être capable de re – naissance.

 

TEXTES À LIRE ET À RELIRE


* Le temps d'après... et notre vie quotidienne

L’espoir renaît en pensant qu’au cours de cette nouvelle année la vaccination pourra mettre un terme à la pandémie.

 210203

On peut naître quand on est vieux.
L'amour ne vieillit pas en eux.
(Jacques Gaillot)

Après l’épreuve du confinement, l’absence de contacts humains, la privation de nos libertés d’aller et de venir, de travailler, de faire la fête, nous faisons le rêve qu’un souffle de vie fasse de nous des vivants en liberté. Le rêve de pouvoir dissiper « les ombres d’un monde fermé » (pape François).

« Le temps d’après » viendra : il sera remis entre nos mains, il nous appartiendra. Il s’agira d’innover et non de répéter.

 

 

Une parole du psaume 89 au verset 12 m’a éclairé pendant le confinement :

« Apprends-nous la vraie mesure de nos jours,
Que nos cœurs pénètrent la sagesse. »

La vraie mesure de nos jours m’a paru se réaliser de trois façons :

  • Vivre le moment présent :  avec humanité, simplicité, tendresse. Il y a des éclats d’humanité d’une si grande beauté chaque jour !
    Dans des SMS, une question revenait à plusieurs reprises : « Que faites-vous de vos journées de confiné ? »
    Je répondais par ce simple mot : « Je vis » car la vie a une densité incroyable !
    Énumérer des tâches du quotidien n’aurait pas rendu compte de la richesse de la vie.

  • Vivre dans le provisoire :  Des projets, des invitations, des engagements tombent à l’eau les uns après les autres.
    L’avenir nous échappe. On perd la volonté de contrôler, on n’affiche plus ses certitudes. On se découvre fragiles et démunis, marchant humblement avec les autres.

  • Laisser l’avenir ouvert : l’aventure de la vie n’est pas terminée. Chaque jour a sa lumière.
    Dans la communauté où je vis, il y a des personnes âgées qui attestent par leur façon d’être, qu’on peut naître quand on est vieux.
    L’amour est la seule chose qui ne vieillit pas en eux. Ils font fleurir la vie car « ils ont appris la vraie mesure de nos jours. »

Jacques Gaillot, évêque de Parténia
(Paris - 15 janvier 2021)


* Le temps d'après... et les déréglements du monde

D'où vient notre besoin de rupture, d'un monde d'après ?

J'ai grandi dans un pays, le Liban, qui est aujourd'hui au bord de l'effondrement, et dans une région du monde qui était extrêmement prometteuse mais qui est devenue, hélas, calamiteuse. La première phrase de mon essai Le Naufrage des civilisations était : « Je suis né en bonne santé dans les bras d'une civilisation mourante. » Pour moi, il est clair que le monde d'aujourd'hui est au bord d'une crise majeure, et qu'il a besoin d'un sauvetage. Aujourd'hui nous voyons le dérèglement sanitaire, et nous prenons conscience du dérèglement climatique. Mais il y a aussi un très grave dérèglement dans les rapports entre les différentes composantes de l'humanité. C'est vrai au niveau global, où l'on va tout droit vers un affrontement entre les puissances installées comme les États-Unis, et les puissances émergentes, comme la Chine. Et c'est vrai aussi au niveau de chacune de nos sociétés humaines, qui ne parviennent pas à gérer leur diversité. D'où le sentiment que quelque chose de grave va se produire, et aussi ce souhait que l'on puisse, d'une manière ou d'une autre, éviter le désastre. Dans Nos frères inattendus, j'ai voulu imaginer ce qui arriverait si, au lieu de rencontrer un avenir qui ressemble à nos cauchemars, un rencontrions un avenir qui ressemble à nos rêves.

Amin Maalouf, écrivain
(La Croix du 15 janvier 2021)

 210206

Le monde d'après


* « La présence de Dieu »

Dans ce monde confiné, arrivez-vous à percevoir la présence de Dieu ?

Parfois, on se demande où il est. Moi, je le sens dans ma prière. Au fond, les périodes de confinement assez dures nous imposent de baisser les masques. On fanfaronne moins, on fait moins semblant. Puisqu'on ne peut plus sortir, on revient à l'essentiel, au foyer, à l'intime. C'est peut-être une chance. Peut-être que j'y vois un peu Dieu... On s'éparpille trop dans nos vies, on essaie perpétuellement de combler le vide. En tout cas, c'est mon cas. Là, on est forcés d'arrêter. Je ne vois aucun message de Dieu dans le virus, mais j'entends cette injonction à ralentir.

Léa Salamé, journaliste franco-libanaise (France-Inter et France 2)
(Revue Panorama - Janvier 2021)


* Citations

Les limites de la nature... (Panorama - 2021)

Nous devons respecter, avec l'humilité des sages, les limites de la nature et le mystère qu'elles cachent, en reconnaissant qu'il y a quelque chose dans l'ordre du vivant qui dépasse très évidemment toute notre compétence.

Vaclav Havel

Le fruit de l'arbre... (Panorama - Janvier 2021)

Lorsque tu manges le fruit de l'arbre, souviens-toi de celui qui a planté l'arbre.

Proverbe vietnamien

AUTOUR DE LA CÉLÉBRATION

Mercredi des cendres – 17 février 2021

 

cendres

* Le dicton

Si février a de gentilles filles
mars les lui pille.


* Le proverbe

Un seul doigt ne peut attraper un pou.

(Madagascar)

 
* La pensée

Ces cendres dans mes mains, sur mon front,
c’est mon cri.

(Charles Singer)


* Le verset

« Mais toi, quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite, afin que ton aumône reste dans le secret ; ton Père qui voit dans le secret te le rendra. » (Mtt 6, 3-4)


* Le commentaire

Les phrases s’enchaînent, se pressent, s’accumulent. Appels martelés à vivre d’abord sa foi à l’intérieur de soi. Visibilité fustigée de ceux qui tiennent à se faire voir aux carrefours, sur les places publiques et jusque dans les sanctuaires de la prière. Gardez-vous d’attirer les regards. Ne claironnez pas votre charité. Faites l’aumône discrètement... Priez en secret ! (...)
Vivre à l’extérieur de soi ou à l’intérieur ? Celui qui se veut fidèle n’a pas le choix. La priorité est clairement annoncée. Et pourtant, on se laisse si souvent tromper par le mensonge de l’extériorité. La vérité de la présence divine est intérieure. (Yacinthe Vulliez)


La tradition rabbinique présente une gradation dans les différentes façons de donner.

  • Celui qui connaît la personne à qui il va donner, et celle-ci connaît son donateur. C’est le degré le plus bas du don, car, comme le dit un proverbe africain : «  la main qui donne est toujours la plus haute et celle qui reçoit la plus basse », mais c’est déjà bien.
  • Un degré supérieur est atteint lorsque celui qui donne connaît la personne à qui il va donner, mais celle-là ne connaît pas son donateur. C’est mieux.
  • Puis, celui qui donne apporte son obole à une caisse de bienfaisance, laquelle la redistribue aux pauvres. Dans le temple de Jérusalem, un bureau caché permettait aux justes de donner en secret et aux pauvres de recevoir anonymement.
  • Le degré le plus haut est atteint par celui qui assiste un pauvre en l’acceptant comme associé ou en l’aidant à trouver du travail, en un mot en le mettant dans une situation où il est capable de se passer de l’aide d’autrui.

(Antoine Nouis)

 

Ton père, le voyant du secret. (André Chouraqui)


Splendide nom de Dieu : le « voyant du secret » ! Le psaume 139, ce bel hymne à la voyance de Dieu, pousse encore plus loin le secret : « Tes yeux ont vu mon embryon ; et sur ton livre les jours sont inscrits, avant qu’un seul ne soit formé. » (Gabriel Ringlet)


* Le poème

Fevrier le treshardy je suis,
Auquel moys la vierge royale
Alla au temple des juifz
Faire offrande tresspeciale,
La Jesucrist, lumiere tresloyale,
Et presenta es bras de Symeon.
Prions sa majeste royale
Qu’el garde de France le nom.

(Calendrier des bergers, XVe siècle)

 

 PSM AVRIL 2018 1150


* La prière

Seigneur,

            Accueille le vent :
            Il chasse la cendre.

            Accueille le feu,
            Il la purifie.

            Accueille le fleuve,
            Il la fertilise.

            Accueille l’humus :
            Il lui rend la vie.

Et bénis cette poussière de vie
Que ton amour ne cesse de réenflammer.

(D'après Jean-Claude Renard)

 

 

Rite et action de grâce en mémoire des défunts

 

Vous avez été nombreux à nous confier le nom d’un en-allé, d’une en-allée. Partie ou parti il y a parfois longtemps. Ou tout récemment. Mais toutes et tous sont nouveaux-morts parce que nouveaux-nés nous dit Sylvie Germain.
Les voici.
Les voici dans notre mémoire vive.
Si présents dans leur absence ardente.
Eux aussi sont voyant(e)s du secret.
Nous vous suggérons de lire la prière d’action de grâce qui suit dans le secret.
Dans le secret de votre maison, de votre famille, de votre solitude, peut-être.
De lire lentement, en prononçant chaque nom comme s’il était votre proche.
D’allumer une bougie.
Vous pouvez être dans la pénombre, dans le noir, et que cette bougie éclaire tous les noms.
À la fin, comme on scelle un parchemin, vous pouvez laisser couler un peu de cire sur la feuille de ces noms.
Vous pouvez aussi répandre un peu de cendres sur toutes celles et ceux que vous évoquez, en sachant que ces cendres (que vous aurez peut-être fabriquées vous-mêmes) sont une terre à semailles et qu’en fertilisant vos chers disparus vous les encourager à germer.
Et puis, comme l’Évangile du jour y invite, vous vous parfumez... dans le secret.

 

Dieu, notre Père,
nous sommes heureux de te louer
du fond de notre cœur.

En ce temps d’entrée en carême,
tu ne nous dis pas de « faire grise mine à la vie »,
mais tu nous invites à nous laisser conduire par ton Fils à l’écart,
dans le secret,
pour mieux remettre en lumière
nos interrogations et nos recherches.

C’est pourquoi,
avec les morts de notre vie,
avec toutes celles et tous ceux qui nous ont quittés
et qui nous restent si proches,
dans l’actualité, dans le voisinage, dans nos familles et au Prieuré,
Dieu, nous te disons : SAINT...

*

 

Envoie sur nous, Père,
Le souffle que tu as envoyé sur Jésus
pour que nous soyons le vrai pain rompu,
la vraie coupe offerte
à toute faim, à toute soif humaine.

Que ton Église soit celle de l’Évangile.
Que l’homme y soit toujours grandi.
Et qu’il s’y découvre toujours plus humain.
Toi Père,
toujours là pour nous accueillir
de toute ta miséricorde,
fais germer nos terres ensemencées
dans la vive présence de celles et de ceux
dont la force de vie a traversé la mort.
Nous pensons en particulier, aujourd’hui, à :

 

Christine AUQUIER
Damien BARBIEUX
Martine BAUDUIN
Henri BAYET
Diana BERCOVITZ
Louis BROUIR
Véronique BROUIR
Thérèse CHENUT
Édith CLERBAUX
Christiane COUET
Colette COUVERT
Julie DEBAUCHERON
Françoise de BONHOME          
Paul DEBRUYNE
Cédric DELTOUR
Benoît de PATOUL
François DERIDDER
Philippe DESCHAMPS
Damien de VINCK
Joseph DIERCKX
Pierre DIERCKX   

Albert DIEZ
Bernard DUPONT
Alice DUTERTRE
Yves FASSEAUX
Jérémy GALAND
Patrick GILLEROT
Guy GOSSERIES
Jean-François GRÉGOIRE 
Andrée HÉRION
Raymond HOEDT
Véronique HOLLANDERS
Maurice JAMAR
Magda JANSSENS
Lode KEUSTERMANS
Georges LAMOTTE
Geneviève LEMAÎTRE
Christian LE MAREC
Pierre LIÉNARD
Patrice LOCHT
Christiane MACQ-POCHET         
Macha MAJOR

Robert MARCHAL
Françoise MARY
André MERTENS
Vincent MORELLE
Jacques MOULAERT
Marc ORIGER
Jean-Marie PIRET
Jean-Michel POCHET
Bernard REMICHE
Martine ROGER
Christiane SCHAEFFER
Thierry TILQUIN
Jean-Claude TRAMASURE
Jacqueline TULKENS
Micheline TUSSAU
Rosemary VAN DEN HOVE         
Paul van YPERSELE
Paul VOGLAIRE
Ghislaine VERSICHEL
Quentin WOLFERING

*

Nous voulons aussi évoquer celles et ceux qui vivaient dans la rue, ainsi que celles et ceux qui ont été emportés à cause du coronavirus.  Sans oublier les morts que nous côtoyons dans l’actualité quotidienne ainsi que celles et ceux qui, peut-être, n’ont pas été mentionnés et que nous évoquons dans le secret.

*

Nous te remercions pour ce qu’ont été ces amis, proches ou plus éloignés, pour les feux qu’ils ont allumés, pour l’amour qu’ils ont partagé.

Et lorsqu’à notre tour
nous arriverons au bout d’un premier chemin,
chacun portant sur son dos
les peines et les joies de sa traversée,
accueille-nous
parmi ceux-là, celles-là, dont la vie était si intense
qu’ils ont écarté les frontières de la mort.

Alors, parce que nous avons été capables de blottir dans nos bras
celles et ceux qui avaient besoin d’être consolés,
parce que nous avons été capables de les bercer et de les contempler,
nous aurons la joie de découvrir
que le feu rejaillit sous la cendre,
un feu allumé un jour par Jésus
Ton Fils, Notre Seigneur.

(Si cette prière circule, et ce sera une joie, merci de mentionner « Prieuré de Malèves-Ste-Marie »).

 

INTERVIEW

« Aider les proches à pleurer »

Le 17 février 2021, lors du Mercredi des Cendres, Les soupirantes devaient rejoindre le Prieuré pour nous aider à faire mémoire de nos défunts. Ce groupe vocal, composé uniquement de femmes, s’est en effet spécialisé dans les cérémonies funéraires. Leur programme ? Se faire « passeur de mots, catalyseur d’émotions, porte-parole d’une assemblée qui cherche à exprimer ses sentiments et son deuil. » Puisqu’un satané virus nous empêche de les écouter, nous sommes allés à la rencontre de Florence Laloy, la fondatrice du groupe.

Comment sont nées Les Soupirantes ?

Il y a quelques années, avec un collectif d’artistes, nous avions travaillé sur un projet de spectacle qui rassemblait cinq femmes. Il devait s’intituler Les Soupirantes. Le titre est un jeu sur le double sens du mot. Les soupirantes sont celles qui, comme les pleureuses autrefois, soupirent avec les personnes qui traversent un deuil. Mais le mot désigne aussi les prétendantes amoureuses.
Tout en préparant ce projet, nous discutions beaucoup de la mort et du deuil. Finalement, le spectacle n’a pas pu être créé, mais nous avons décidé de continuer l’expérience autrement, sous la forme d’un groupe vocal qui accompagne les cérémonies funéraires, qu’elles soient religieuses ou non.

La mort vous accompagne-t-elle au quotidien ?

C’est un sujet qui me touche depuis toujours. Mon premier spectacle, qui s’adressait à des jeunes enfants de maternelle, parlait déjà de la mort et la transmission. Il s’agissait d’un conte qui racontait une cosmogonie à travers l’histoire d’une vache qui perdait ses cornes, son pis et sa tache. Tout cela se retrouvait dans le ciel. La tache devenait un nuage, le pis un soleil, les cornes une lune et la queue une étoile filante. On expliquait à la fin que cette vieille vache était morte, mais qu’en regardant le ciel, on pouvait l’avoir toujours avec nous.

On vous sent émue.Soupirantes 2

Cela fait vingt ans que je travaille sur ce thème-là, mais je suis encore émue par le sujet. Travailler sur la mort est une manière de l’apprivoiser, éternellement, jusqu’à ma propre mort. Je pense qu’il est nécessaire d’intégrer la mort et le deuil à la vie.
Les questions existentielles me taraudent beaucoup. Ce sont des thèmes et des réflexions qui sont aussi partagées par les femmes qui composent le groupe vocal.

Cette émotion ne vous gêne-t-elle pas quand vous devez chanter ?

Je ne pourrais pas chanter pour les funérailles de mes tout proches et je n’en aurais pas envie, parce que je devrais me couper de mes émotions pour être dans un rôle professionnel. Notre place, en tant que groupe vocal, est d’être dans une posture extérieure qui nous permet de ne pas nous laisser prendre par l’émotion qui nous ferait perdre notre voix. Mais notre rôle est d’aider les proches à pleurer. C’est si bon. Si on ne peut pas pleurer à des funérailles, où peut-on le faire ? Je sais que nous ne sommes pas tous d’accord sur ce point dans le groupe, mais je pense qu’on peut choisir des chants tristes, parce que ça fait du bien. Je trouve très bon de laisser sortir ses émotions.
En tant que chanteuse, je suis souvent intervenue dans les enterrements d’amis ou de membres de ma famille. Je me suis rendue compte de l’importance des chants dans ces moments particuliers. Mais comme on chante très souvent les mêmes chansons, nous avons voulu créer un répertoire plus large.

Comment travaillez-vous avec les familles ?

J’essaie de rencontrer la famille, mais parfois les contacts se prennent par téléphone ou par mail. On échange et on imagine un déroulé de célébration. Si les personnes ne savent pas exactement de quoi elles ont envie, il arrive qu’elles nous laissent carte blanche. Le plus souvent, nous intervenons lors de cérémonies religieuses et alors nous ponctuons le déroulement de la célébration avec nos chants.
Jusqu’à présent, nous avons peu de demandes pour des cérémonies non religieuses et pourtant, il y a tant à faire, à inventer et à imaginer. Notre projet est d’accompagner davantage les familles pour construire ces célébrations, car il m’est arrivé d’assister à des crémations où tout était expédié en un quart d’heure, parce que personne n’osait prendre la parole ni témoigner.
Parfois, on nous demande de lire un texte écrit par une mère ou un frère qui n’a pas la voix pour dire ces mots à cause de l’émotion. C’est un merveilleux cadeau de pouvoir leur prêter notre voix.

Vous travaillez toujours dans l’urgence ?

Oui, par la force des choses, c’est pourquoi on se voit régulièrement, tous les 15 jours. On organise aussi des week-ends pour approfondir le répertoire. Et puis, nous répétons toujours la veille des funérailles. C’est comme une veillée funèbre que nous vivons en empathie avec la famille. Nous sommes, chacun de notre côté, dans les préparatifs de l’adieu. Symboliquement, nous sommes en veillée commune autour du défunt.
Le lendemain, nous rencontrons le défunt à travers les témoignages, les valeurs et les émotions transmises. Par cette rencontre, le défunt va continuer à exister dans le souvenir. C’est la vie qui continue. Je ne suis pas croyante, mais je pense qu’il se joue là quelque chose qui est de l’ordre de la vie éternelle. Nous avons rencontré une personne et nous continuons notre chemin avec elle, en nous.

Quel est votre répertoire ?

Nous avons un répertoire religieux en français, grégorien, vieux slavon, mais nous avons aussi tout un répertoire de chants non religieux en français, anglais, espagnol… Il nous arrive d’apprendre de nouveaux chants à la demande des familles. Je n’ai alors que quelques jours pour réaliser un arrangement à plusieurs voix. Nous le travaillons ensemble, et s’il nous plaît, nous l’intégrons à notre répertoire. Ce fut le cas avec Chanson pour un enterrement de Grégoire, que nous avons beaucoup aimé travailler.

Qu’aviez-vous prévu pour votre venue au Prieuré ?

Nous avions, entre autres, prévu de chanter Because des Beatles, un chant inca intitulé Hanac Pachap, une composition de ma sœur Geneviève Laloy, Un jour, ou bien encore le magnifique He is gone d’Helen Chadwick. Quel dommage de ne pas pouvoir vous rejoindre, c’est si rare pour nous d’avoir autant de temps pour préparer une célébration.

Vous êtes une artiste éclectique.

Je fais en effet beaucoup de chant et de théâtre. Je n’ai pas fait d’école de théâtre parce que, comme Obélix, je suis tombée dedans quand j’étais petite. Ma maman fait partie de notre collectif d’artistes. Cela fait vingt ans que nous travaillons toutes les deux et aussi avec beaucoup d’autres artistes.
Je fais des spectacles pour les tout-petits, avec de la musique, des marionnettes, et, dans les centres culturels, je joue pour les enfants et leurs familles. Je crée par ailleurs des activités autour de la lecture, dans les crèches ou les bibliothèques.
J’écris des pièces de théâtre ou des choses plus personnelles. J’anime des ateliers de chant avec des adultes ou des personnes âgées. Je travaille de plus en plus avec des personnes atteintes de démence, de sénilité, ou qui sont en fin de vie. Même si elles ne peuvent plus parler, ou si elles sont alitées, je viens jouer de la harpe ou du violon et chanter. Je leur fais aussi des massages, parce que le toucher relationnel est essentiel : les toucher par le regard, la voix et les mains, par des massages du crâne, du dos ou des pieds.

Comment vivez-vous ce temps de la pandémie ?

Ce n’est pas facile évidemment, puisque notre métier d’artiste nous offre d’être en contact avec les autres et que c’est interdit pour l’instant. Tout est remis en question, mais en même temps, il y a de très belles choses qui se passent. J’ai la chance d’avoir un jardin et de redécouvrir le contact avec la nature. J’ai fait une formation à la pleine conscience et je me suis remise à l’écriture. Au lieu de courir dans des projets et des productions qu’il faut montrer dans des festivals et faire tourner, je prends le temps de m’ancrer davantage dans le présent. C’est ma résilience.

Jean BAUWIN


 

201213
 

Les voici si présents dans leur absence.
(Gabriel Ringlet)

Conception : Gabriel Ringlet
Coordination et mise en page :
Patrick Tyteca, Patricia Gosset
Illustrations : Patrick Verhaegen (Pavé)
http://www.pavesurle.net/
Photos : Bruno et Catherine Rotival-Thivent, Prieuré

 

 
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