Éditorial juillet 2015 : Faire transhumance

 


Un poème de Jacques Prévert me revient souvent en mémoire au temps des vacances et des grandes transhumances : Les habitants de la lune.

  

                
       


Photo : Transhumance
© B. Jenicot

 

Et puis ils s'en vont en vacances.
- Où ça ?
Un peu partout où ça leur chante.
Un peu partout où ça leur plait.
Et même parfois ils sont allés passer
leurs vacances au bord de la terre.
Mais ils ne sont pas restés longtemps.
- Ça ne leur a pas plu ?
Si. Ils aimaient bien les fleurs,
les couleurs de la mer et le chant
des oiseaux et celui des enfants.
C'était nouveau pour eux.
Ils étaient très contents
- Pourquoi sont-ils partis ?
Á cause du bruit. (1)


Est-ce aussi « à cause du bruit » que Jésus dit à ses Apôtres : « Venez à l’écart dans un endroit désert, et reposez-vous un peu » (Marc 6,31) ? Ils viennent de vivre leur première mission et on les sent tout excités et si désireux de raconter  « tout ce qu’ils avaient fait et enseigné » (Marc 6, 30). Jésus a-t-il senti qu’ils avaient besoin de vacances ? De recul en tout cas ? Et que rien ne valait un peu de solitude après le bruit enivrant de la prédication ? D’autant plus que la foule les poursuit. Les gens « arrivent », ils « partent », ils « courent », et sont si nombreux que les disciples n’ont « même plus le temps de manger » (Marc 6,31).
Jésus ne va pas rejeter cette « pagaille en transhumance » comme dit Jean Debruynne. Remué au plus profond devant la bousculade des « sans berger », il entend le formidable appétit qui les travaille. Mais la faim de pain leur fait oublier, parfois, leur propre faim.
Quelle est notre faim sur la route des vacances ? Que signifie cette transhumance de l’été ? Nous arrive-t-il aussi de partir – et de revenir – « à cause du bruit » ? Un ouvrage qui m’a beaucoup marqué en son temps, La trace du voyage, de Pierre Deruaz et Bernard Grange, part à la rencontre de la question. Alors permettez-moi de mêler ici mes images et mes mots à celles et ceux des auteurs, et mes silences aux silences des bergers.
Faire transhumance, c’est aller au-delà, dépasser, traverser, transcender, perdre pied…
Transhumance de Jésus au désert quand il fait le tour de sa méditerranée intérieure, se cherche, se perd, se trouve et crée amitié avec des pierres qui lui furent de si bonne compagnie.
Faire transhumance, c'est retrouver l'humilité des origines, changer de sol quand la saison est mûre, dresser trois tentes sur les cheveux de l'herbe…
Transhumance de Pierre, Jacques et Jean son frère, avec la complicité d'Élie et de Moïse. Mémoire de laine éblouissante et de neige bleue.  Mais il faudra revenir de Compostelle où l'herbe était si verte, et reprendre le train-train pèlerin…
Faire transhumance, c'est réciter le chapelet des villages et tricoter son chemin, une maille à l'endroit, une maille à l'envers…
Transhumance de la Samaritaine en plein midi quand elle arrive au puits et délaisse son ouvrage pour rafraîchir le berger fatigué.
Faire transhumance…, je rends à Pierre Deruaz toute sa parole et me retire sur la pointe des pieds, c’est…

" Être passeur
et pas seulement passant (…)
Homme qui passe,
de berger à berger.(…)
C'est s'inscrire
dans la trace du voyage
dans la saison des hommes,
là où l'homme
se fait éleveur d'avenir
et semeur de moutons…" (2)

Tout au long de l’Évangile, un éleveur d’avenir « saisi de compassion » n’a cessé de semer des moutons.

Gabriel Ringlet
Juillet 2015

(1) Jacques Prévert, L’opéra de la lune, Éd. Gallimard Jeunesse (2005)

(2) Bernard Grange et Pierre Deruaz, La trace du voyage, Valloire, Ed. Bernard Grange, 2001.