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Éditorial janvier 2015 : Laisse-moi faire

 

«  Jésus vient à Jean pour se faire baptiser par lui. »
(Matthieu 3, 13)

Ça bouillonnait ferme sur les bords du Jourdain lorsque Jésus « paraît ». Le verbe pourrait laisser entendre qu’il arrive en grande pompe et fait une apparition spectaculaire. Pas du tout ! C’est exactement l’inverse. Pendant que Jean tonitrue à faire trembler les eaux du fleuve, Jésus s’amène sur la pointe des pieds et va prendre place dans la file comme tout le monde.

Matthieu est le seul des évangélistes à raconter ce surprenant dialogue entre les deux cousins. Ça paraît tout simple et c’est immense. Au départ, Jean proteste : « Non, pas toi ! » Comme Pierre au moment du lavement des pieds : « Toi, me laver les pieds ! Jamais ! » (Jean 13, 6 et 8). « Laisse-moi faire » répond Jésus au Précurseur, et il lui donne la raison : « nous devons accomplir parfaitement ce qui est juste ». Dans l’esprit de Matthieu, cela veut dire être fidèle à Dieu jusqu’au bout, jusqu’à se solidariser avec les plus rejetés, les plus écorchés, pour que sorte de l’eau un peuple purifié. « Alors Jean le laisse faire » dit le texte en toute sobriété





D’ABORD LES MAINS

Je pense à un autre baptême raconté par le film de Jean-Pierre Améris : Marie Heurtin. Là aussi, au bord d’un Jourdain de souffrance, un personnage désireux d’accomplir « ce qui est juste » demande avec insistance : « Laisse-moi faire ».
Cette histoire authentique s’est déroulée dans la région de Poitiers à la fin du XIXème  siècle. Marie, onze ans, sourde mais aussi aveugle, arrive à Larnay où les « Filles de la sagesse » accompagnent des enfants atteints de surdité. Elle est sauvage, Marie, mais son papa se dit que les sœurs l’accepteront peut-être dans leur pensionnat malgré son double handicap. Mais la mère supérieure refuse. Son institution n’a pas la force de prendre en charge ce petit animal indomptable. Sœur Marguerite supplie : « Laisse-moi faire », et parvient à convaincre sa consœur de lui confier l’enfant. Une folie. Et voilà que commence un véritable thriller : comment cette nonne de santé fragile parviendra-t-elle à ouvrir une brèche dans le cachot de la jeune emmurée vivante ? D’abord avec les mains ! Car tout va se passer par le corps et par le toucher. Quelles images exceptionnelles que celles où l’enfant prend la forme des visages, les tâte, les sculpte, les caresses, les renifle… jusqu’à apprendre un langage qui va la sauver.
Dans un jeu d’une authenticité à couper le souffle, les deux comédiennes, Ariana Rivoire (sourde elle-même) et Isabelle Carré réussissent à entraîner le spectateur dans une aventure intense et universelle car ce « baptême » particulier, réveille bien d’autres passages de la mort à la vie, au-delà de l’histoire racontée. « Je vois aujourd’hui beaucoup de Maries Heurtin ! » témoigne Jean-Pierre Améris, « qui ne trouvent pas leur place dans la société ». Toute l’œuvre du cinéaste s’efforce de rencontrer la blessure et de déposer une goutte de joie où on ne l’attendait pas.


UN ACCOUCHEMENT BAPTISMAL

Marie est à sa place dans la file des estropiés de la vie qui viennent demander le baptême de Jean. Sauf que dans le film, ce n’est pas Jean qui hurle, mais l’enfant. Car elle arrive au bord des eaux sépulcrales avec toute la sauvagerie de sa souffrance extrême. En plongeant avec elle dans la nuit de son mal, Sœur Marguerite va réussir à la porter le temps d’une grossesse et à la mettre au monde pour la seconde fois. Un accouchement baptismal qui va l’emporter. Épuisée et malade, elle peut mourir maintenant que l’enfant revit.
Les dernières images, lumineuses, nous montrent la petite en prière des signes devant la tombe de sa seconde maman. De tout son corps, de toutes ses mains, elle annonce au ciel la litanie de ses progrès. Et si on regarde bien, on peut voir une colombe venir sur elle…

Gabriel Ringlet
Janvier 2015