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Paternité oblique

 
«  Marie, la mère de Jésus, avait été accordée en mariage à Joseph »

(Matthieu 1, 18)

Il y a peu, je me trouvais à Montréal dans le quartier de la Place des Arts lorsque, vers midi, je vois des gens surgir de partout, des jeunes surtout, et le défilé n’arrête pas. Il en arrive par dizaines à flux continu, si bien qu’après un quart d’heure, un millier de personnes au moins s’agglutinaient avec décontraction autour d’un minuscule podium. Je demande à une jeune fille qui on attend d’aussi joyeuse humeur ? « Stromae, me dit-elle, Stromae ! » Et de fait, quelques minutes plus tard, le chanteur belge apparaît sous une nuée de flashs et se lance dans la chanson fétiche qui fait aujourd’hui le tour du monde : Formidable. Étonnant Stromae, très habité par l’avenir de la planète comme par celui… de la famille, et qui n’hésite pas à confier dans une autre chanson : « Tout le monde sait comment on fait des bébés / Mais personne ne sait comment on fait des papas. » D’où ce refrain qu’une foule reprend à l’unisson : Où t’es ? Papa où t’es ?

« Ô DOUX MIRACLE DE NOS MAINS VIDES »

En écoutant Stromae et en voyant surtout comment tant de lycéens se reconnaissent en lui, je ne peux m’empêcher de penser à Jésus qui, dès le plus jeune âge, exprime une relation si forte à son Père. Jusqu’à l’angoisse de la Croix quand il se sent abandonné : « Où t’es ? Papa où t’es ? »
Et Joseph dans cette aventure parentale si bousculante pour lui ?
Lorsque j’étais au séminaire, on nous parlait parfois, à son propos (et au nôtre !) de « paternité spirituelle ». Pendant longtemps, je l’avoue, l’expression m’a dérangé. Comme si on voulait jeter un voile d’idéalisme sur un manque bien réel. Heureusement, Bernanos passait par là avec son Journal d’un curé de campagne que je revisite aujourd’hui sous la houlette de Sylvie Germain.
Dans sa remarquable Célébration de la paternité (1), la romancière évoque précisément un passage qui m’a toujours marqué : la relation, difficile, tendue, entre le jeune curé et la comtesse, que tout sépare à première vue. Deux personnages blessés et solitaires. Têtus aussi. D’où un terrible coude à coude spirituel, avec, au bout de l’affrontement, la mort de la comtesse dans la nuit qui va suivre. Cette femme révoltée parce qu’elle a perdu un enfant, s’en va épuisée mais réconciliée. « Soyez en paix », lui avait dit le prêtre avant de la quitter. « Et elle avait reçu cette paix à genoux. (…) C’est moi qui la lui ai donnée. Ô merveille, qu’on puisse ainsi faire présent de ce qu’on ne possède pas soi-même, ô doux miracle de nos mains vides ! »
Quelques lignes plus loin, l’abbé écarte le voile de mousseline, effleure des doigts le front de la comtesse et confie soudain cette révélation qui le surprend lui-même : « Et pauvre petit prêtre que je suis, devant cette femme si supérieure à moi hier encore, par l’âge, la naissance, la fortune, l’esprit, j’ai compris – oui j’ai compris – ce que c’était que la paternité. »


SECONDE MAIN

Joseph aussi, après la visite de l’Ange, a compris ce que c’était que la paternité. Une paternité « oblique » selon l’heureuse expression de Sylvie Germain, « de seconde main », qu’on endosse après usage, comme les vêtements de la même famille.
« Un sacré papa » ce Joseph, pourrait dire Stromae ! J’ai cru comprendre, en écoutant sa chanson, que l’aventure parentale était un vaste pays. Ce n’est pas qu’une affaire de sang. On peut mettre au monde quelqu’un qui va mourir. Quel accouchement, celui-là ! Ou qui va parcourir la Palestine en charpentier de la parole. Qui sait d’ailleurs si dans l’atelier paternel, Jésus ne demandait pas parfois : « Où t’es ? Papa où t’es ? »
En accueillant chez lui son « accordée » déjà enceinte, mesure-t-il, Joseph, qu’il s’engage dans une paternité sans cesse recommencée ?

Gabriel Ringlet

(décembre 2013)



(1) Albin Michel, 2001.