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VENDREDI SAINT 10 AVRIL 2020 : LE SOIN DU VENDREDI

On est d'autant mieux arrimé à sa vie que l'on s'est interrogé sur l'autre côté.
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Bonjour à vous toutes et tous,
En parcourant le livre « Soif » d’Amélie Nothomb, mais aussi la belle interview qu’elle a accordée à Jean-Philippe de Tonnac dans « Les morts de notre vie » (Albin Michel, 2015), voici quelques variations autour du « prendre soin ».
PRENDRE SOIN DE L’ENTRAIDE
Les romains commencent à comprendre que je n’arriverai pas vivant au Golgotha. Ce serait pour eux un échec cuisant : à quoi bon crucifier un mort ? Alors ils vont chercher un type qui revient des champs, un fier-à-bras qui se trouve être un passant. − Tu es réquisitionné. Aide ce condamné à porter sa charge. Même s’il a reçu un ordre, cet homme est un miracle. Il ne se pose aucune question, il voit un inconnu qui titube sous un poids trop lourd pour lui, il ne fait ni une ni deux, il m’aide. Il m’aide ! Cela ne m’est jamais arrivé de ma vie. Je ne savais pas comment c’était. Quelqu’un m’aide. Peu importe ce qui le motive. Je pourrais en pleurer. Parmi l’espèce abjecte qui se moque de moi et pour laquelle je me sacrifie il y a cet homme qui n’est pas venu se régaler du spectacle et qui, cela se sent, m’aide de tout son cœur. S’il avait déboulé dans la rue par hasard et s’il m’avait vu tituber sous la croix, il aurait eu, je pense, la même réaction : sans réfléchir une seconde, il aurait couru me secourir. Il y a des gens comme ça. Ils ignorent leur propre rareté. Si on demandait à Simon de Cyrène pourquoi il se conduit de cette manière, il ne comprendrait pas la question : il ne sait pas qu’on peut agir autrement. Mon père a créé une drôle d’espèce : soit des salauds qui ont des opinions, soit des âmes généreuses qui ne pensent pas. En l’état où je suis, je ne pense pas non plus. Je découvre que j’ai un ami en la personne de Simon : j’ai toujours aimé les costauds. Ce ne sont jamais eux qui posent problème. J’ai l’impression que la croix ne pèse plus rien. − Laisse-moi porter ma part, lui dis-je. − Honnêtement, c’est plus facile si tu me laisses faire, répond-il. (...) − Merci, lui dis-je. − Merci à toi, dit-il bizarrement. Il a l’air tout chose. Je n’ai pas le temps de le saluer davantage. Il faut que je continue d’avancer en traînant ce poids mort. Je constate ceci qui est imprévisible : la croix pèse moins lourd. Elle reste effroyable, mais l’épisode de Simon a changé la donne. C’est comme si mon ami avait emporté avec lui la part la plus inhumaine de ma charge. Ce miracle, car c’en est un, ne me doit rien. Trouvez-moi une magie plus extraordinaire dans les Écritures. Vous chercherez en vain.
Soif, pp. 74... 77.
CHANT : On attendait ce jour-là de Michel Scouarnec et Jo Akepsimas par les Muses
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PRENDRE SOIN DE LA SOIF
Ce n’est pas un hasard si j’ai choisi cette région du monde : il ne me suffisait pas qu’elle soit politiquement déchirée. Il me fallait une terre de haute soif. Aucune sensation n’évoque à ce point celle que je veux inspirer que la soif. Sans doute est-ce pour cela que nul ne l’a éprouvée autant que moi. En vérité, je vous le dis : ce que vous ressentez quand vous crevez de soif, cultivez-le. Voilà l’élan mystique. Ce n’en est pas la métaphore. Quand on cesse d’avoir faim, cela s’appelle satiété. Quand on cesse d’être fatigué, cela s’appelle repos. Quand on cesse de souffrir, cela s’appelle réconfort. Cesser d’avoir soif ne s’appelle pas. La langue dans sa sagesse a compris qu’il ne fallait pas créer d’antonyme à la soif. On peut étancher la soif et pourtant le mot étanchement n’existe pas. Il y a des gens qui pensent ne pas être des mystiques. Ils se trompent. Il suffit d’avoir crevé de soif à un moment pour accéder à ce statut. Et l’instant ineffable où l’assoiffé porte à ses lèvres un gobelet d’eau, c’est Dieu. (...) Tentez cette expérience : après avoir durablement crevé de soif, ne buvez pas le gobelet d’eau d’un trait. Prenez une seule gorgée, gardez-la en bouche quelques secondes avant de l’avaler. Mesurez cet émerveillement. Cet éblouissement, c’est Dieu.
Soif, pp. 51... 53.
RITE DE LA GORGÉE D’EAU
D’habitude, après la Passion, nous entrons dans une démarche de réconciliation. Nous vous proposons de vivre cette démarche à la maison. Vous passez un peu de musique. Sur votre table, une fleur, une bougie, une croix, un crayon, une feuille de papier et un verre d’eau. Sur la feuille, vous écrivez une demande de pardon, vous pliez la feuille et vous la déposez sur la table. Vous faites un moment de silence et vous brûlez la feuille en disant :
« Brûle mon péché, Seigneur, et que je prenne soin de ton pardon. »
Et puis, comme vous y invite Amélie... vous prenez une gorgée d’eau que vous gardez en bouche quelques secondes avant de l’avaler. Mesurez cet émerveillement du pardon. Et comme « cadeau »... à défaut de le recevoir au Prieuré, prenez, chez vous, une petite éponge. Et tenez-la en main en relisant ce verset de l’Évangile :
« Un soldat fixa une éponge imbibée de vinaigre au bout de sa lance et l’approcha de la bouche de Jésus. Dès qu’il eut pris le vinaigre, Jésus dit : “Tout est accompli”. Et, inclinant la tête, il remit l’esprit. »
CHANT : La Samaritaine de Mannick par les Muses
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PRENDRE SOIN DU PAIN BRISÉ
Hélène Mouton est boulangère. Pour elle, « le pain, c’est sacré ». Vendredi, nous vous proposons de prendre un morceau de pain, de le rompre et de le partager. Vous n’allez pas le « consacrer », mais il est (déjà) sacré. Et, pour vous préparer à cette communion, ces quelques mots d’Hélène Mouton :
Comme on donne vie à un enfant, on donne vie au pain mais il ne nous appartient pas. Je donne corps, je suis un lien. Je vais apporter mon geste, ma connaissance et mon intention. Mais ça ne fait pas tout, s’il fait humide, cela modifie la quantité d’eau et mes dosages, si je suis maladroite, mon seau de levain peut se renverser sur le goudron – ça m’est arrivé ce matin ! Mon pain peut ne pas pousser et sortir plat. Cela ne m’appartient pas. Dès le moment où on le façonne, où l’on domestique, où l’on est artisan, on se pose la question de comment aimer. (...) Pour moi, faire du pain, c’est une thérapie. Le pain nourrit, le pain répare les blessures, le pain guérit parce qu’il rassemble. Quand j’invite une personne à pétrir avec moi, ce n’est pas facile ! Il faut faire confiance et lâcher prise. Je pense qu’il n’y a pas beaucoup de boulangers qui le font. Je le fais parce que je crois à la révélation du premier geste. Quelqu’un qui est devant une pâte et qui n’a jamais pétri, c’est intéressant à observer. C’est comme un enfant qui découvre le monde, et nous, « experts », ça nous apporte des idées pour pouvoir réinventer toujours ce métier. Ce que j’aime dans le pain, c’est qu’il n’y a pas d’erreur dans le geste, il n’y a que des solutions à trouver.
Panorama, mai 2019.
PRENDRE SOIN DE LA MORT
Vous avez fait état d’une curiosité pour la mort, approchée, frôlée bien souvent. Peut-on parler d’une « fascination » ?
L’attirance pour la mort est une chose constante chez moi. Elle fait partie de moi. S’approcher le plus possible de la frontière, ce fut une démarche répétée. Il y a là une véritable fascination que je ne peux pas dissimuler, en effet. Ce n’est pas un hasard si j’ai eu une anorexie si forte. (...) En revanche, cette idée de mourir un jour, pas tout de suite, mais un jour, me réjouit. Je suis certaine que cela sera passionnant ! Si j’ai une conviction, la voilà : mourir doit être une expérience exceptionnelle. Pour autant, je ne vais pas hâter les événements, puisque cette vie-ci est somme toute aussi intéressante. Et puis de toutes les manières, la mort arrivera bien assez vite ! (...) J’ai parlé de mon attirance pour la mort, je crois qu’elle est d’abord l’expression de mon attachement à la vie. Je suis une vraie, une bonne vivante. (...) Mon impression est que l’on est d’autant mieux arrimé à sa vie que l’on s’est interrogé sur l’autre côté.
Comment apprivoisez-vous aujourd’hui l’idée de votre propre fin, de votre propre mort ?
Elle n’est pas obsédante, mais elle existe. Je cite toujours cette phrase de Marguerite Yourcenar qu’on trouve dans les Mémoires d’Hadrien : « Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts. » Lorsque j’entends des gens me dire qu’ils veulent mourir dans leur sommeil et ne se rendre compte de rien, je suis atterrée. Moi je veux y être ! Je veux être aux premières loges ! (...) Vous avez compris que je m’approche, j’entrouvre la porte, mais je ne la pousse pas. Je suis trop bien enracinée de ce côté-ci des choses. Mettons que je joue les allumeuses avec la mort ! Je joue avec l’idée de ma mort, mais je suis terrorisée par l’idée de la mort de ceux qui me sont chers. L’angoisse de la mort des autres est abominable. La question de ma propre fin est une curiosité apaisée, je vous assure. (...) La mort qu’on espère belle, c’est-à-dire qui ne sera pas due à un stupide accident, je m’y rendrai avec confiance. Parlons, si cela ne vous dérange pas trop, de votre enterrement. Pour ce dernier jour, le jour où vous donnerez pour la dernière fois rendez-vous à vos proches, à vos lecteurs, qui les accueillera ? Un prêtre, un chamane, un acteur prêt à lire des extraits de votre œuvre ? Un prêtre, j’allais dire « tout bêtement ». (...) Et pourquoi pas un dernier rendez-vous dans une église, il y en a de très belles ! J’aime bien l’idée qu’il y ait un rite, que les personnes présentes puissent y participer, que le rite les rassemble. Une question se pose : qui accomplira ce rite ? J’ai connu des prêtres très inspirés et d’autres moins. Maintenant, si des chamanes acceptent de venir à mes funérailles, je serai très contente aussi. Mais l’important est qu’il y ait des rites.
Propos recueillis par Jean-Philippe de Tonnac pour Les Morts de notre vie (Albin Michel, 2015), pp. 49, 50, 51, 58, 59.
PRENDRE SOIN DE LA PRÉSENCE
Présent pour de vrai
Nul besoin de croire en quoi que ce soit pour sonder le mystère de la présence. C’est l’expérience commune. Combien de fois est-on là sans être présent ? On ne sait pas forcément à quoi c’est dû. « Concentre-toi », se dit-on. Cela signifie « rassemble ta présence ». Quand on parle d’un élève dissipé, on évoque ce phénomène d’une présence qui se disperse. Il suffit pour cela d’être distrait. La distraction n’a jamais été mon fort. Être Jésus, c’est peut-être cela : quelqu’un de présent pour de vrai. Il m’est difficile de comparer. Je suis comme les autres en ceci que je n’ai accès qu’à mon expérience. Ce qu’on appelle mon omniscience me laisse dans une vaste ignorance. Le fait est là : quelqu’un de présent pour de vrai, cela ne court pas les rues. Mon tiercé gagnant – l’amour, la soif, la mort – enseigne aussi trois manières d’être formidablement présent. Quand on tombe amoureux, on devient présent à un point phénoménal. Par la suite, ce n’est pas l’amour qui se dissipe, c’est la présence. Si vous voulez aimer comme au premier jour, c’est votre présence qu’il faut cultiver. L’assoiffé est dans une telle présence que c’en est gênant. Nul besoin de gloser là-dessus. Mourir, c’est faire acte de présence par excellence.
Soif, pp. 129-130.
VOUS POUVEZ ÉCOUTER CE TEXTE D'ENVOI LU PAR SYLVIE
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CHANT : Pour que tu ne meures pas de Yves Duteil par les Muses
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À demain

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