Samedi 4 - Hassan Jarfi

Des raisons personnelles ne permettent pas à Fabienne Denoncin de nous rejoindre le 19 mars prochain, mais, très heureusement, un autre invité a accepté de prendre le relais : Hassan Jarfi.
Et avec lui, nous allons rejoindre de manière bouleversante notre thème d'année autour de la compassion.

Jean Bauwin vous le présente.

M. Hassan Jarfi est le père d’Ihsane, ce jeune liégeois, torturé et sauvagement assassiné par quatre agresseurs en 2012, parce qu’il était homosexuel. Ihsane est à nouveau au cœur de l’actualité puisque Nabil Ben Yadir lui consacre un film, Animals, qui plonge le spectateur au cœur de la violence la plus gratuite et la plus absurde. Hassan Jarfi a donné carte blanche au réalisateur, avec pour mission de faire ressentir le martyre qu’a subi son fils. Il y est parvenu dans ce film éprouvant.

Vous trouverez ci-joint un article paru dans L’Appel. Nous invitons tous ceux qui le peuvent à aller voir ce film, qui sort au cinéma le 9 mars, tout en précisant qu’il contient des scènes parfois difficilement supportables et qu’il maintient nos yeux ouverts quand on voudrait les fermer.

Hassan est né au Maroc et est arrivé en Belgique en 1974, à l'âge de 22 ans. Il épouse une Belge et devient professeur de religion islamique. Il prône un islam démocratique, qui s’inscrit dans la tradition soufie et qui se veut respectueux de tous, y compris des homosexuels. Depuis le drame, qui a complètement bouleversé sa vie et ses repères, il va à la rencontre des jeunes dans les écoles pour les sensibiliser à l’homophobie. Conscient qu’il faut recontextualiser la lecture du Coran, il est convaincu que ce texte sacré n’est pas homophobe. Aujourd’hui, sa relation à Allah est plus personnelle et sa compréhension des écritures s’enrichit de la rencontre avec les autres cultures et autres religions.

En 2019, une fondation, qui porte le nom d’Ihsane Jarfi, est créée et lutte contre toutes les discriminations. Elle propose aussi des hébergements d’urgence et de transition à des jeunes LGBT (Lesbiennes, gays, bi et transgenres) en rupture avec leur milieu social ou familial.

Ce Samedi du Prieuré nous plongera donc au cœur de la compassion pour toutes les victimes qui souffrent de discrimination.


COMPTE-RENDU

Le sourire d'Ihsane

Hassan Jarfi est le papa d’Ishane, un jeune liégeois de 32 ans, tué sauvagement en 2012 par quatre assassins homophobes. Il était l’invité des samedis du Prieuré, en ce 19 mars 2022. Accompagné par les musiques rythmées du quintet vocal, les Clever Kitsch, il a évoqué avec émotion la personnalité de son fils et les combats qu’il mène aujourd’hui contre l’homophobie et les discriminations, en mémoire du sourire d’Ihsane.

PHOTO 2022 03 21 16 03 51 9Animals est un film éprouvant, mais nécessaire. Il plonge le spectateur au cœur d’un meurtre homophobe particulièrement sauvage et odieux. Le film reconstitue avec un réalisme glaçant le martyre qu’a subi Ihsane Jarfi. Le réalisateur Nabil Ben Yadir a suivi le procès de ses quatre assassins et lorsqu’a germé en lui le projet de ce film, il en a parlé avec Hassan. Celui-ci lui a donné carte blanche, avec la mission de faire comprendre aux gens ce qui est arrivé à son fils.
Ce film, qui vient de sortir, remet Ihsane au cœur de l’actualité et donne un coup de projecteur bienvenu sur les combats que mène son papa, dans les écoles ou au cœur de la Fondation Ihsane Jarfi, pour lutter contre l’homophobie et toutes les formes de discriminations.
Hassan est né au Maroc, en 1953. Son papa, qui vivait dans un bidonville de Casablanca a épousé une jeune fille qui avait perdu sa mère le jour de sa naissance. Elle était arabe tandis que lui était berbère : deux cultures différentes, qui ont parfois du mal à dialoguer. Mais ce mariage ouvre une brèche dans la tradition et y introduit le métissage.
Quand Hassan rencontre Nancy, à son arrivée en Belgique, elle prépare un travail d’études sur les immigrés marocains. Séduit par sa beauté, Hassan a le coup de foudre et se propose comme objet d’étude. Aujourd’hui, après 45, ans de mariage, il affirme : « Si Dieu se concrétisait sur terre, ce serait elle », tellement elle est attentionnée et bienveillante. Mais à l’époque, en 1978, il a dû imposer son choix à sa famille, et même si cela ne s’est pas fait sans mal, Nancy a été bien accueillie. Il faut dire qu’elle a eu l’intelligence d’offrir à ses beaux-parents un pèlerinage à la Mecque, leur permettant ainsi de réaliser leur rêve.
Aussi, quand la fille aînée d’Hassan lui annonce, une vingtaine d’années plus tard, qu’elle veut épouser un Sicilien, il doit bien se résoudre à accepter que « bon sang ne saurait mentir… » Avec ce nouveau métissage, il est aujourd’hui très heureux de se retrouver grand-père d’un « clan de Siciliens… »

Une féminité étrangère à son corps

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« Il a changé d'aiguillage sur le chemin
que je lui traçais »

Ihsane naît en 1980. Au départ, sa maman voulait l’appeler Ismaël, mais Hassan refuse parce que, dans le Coran, c’est le nom que porte le fils d’Abraham, qui devait être égorgé par son père pour se rapprocher de Dieu. Il choisit plutôt Ihsane, qui signifie le plus haut degré de la réalisation spirituelle, l’excellence, l’enfant qui est toujours en présence de Dieu.
Dans son chemin de foi, Hassan découvre qu’il ne doit pas attendre que Dieu intervienne en ce monde. « Le travail de Dieu, c’est moi qui dois le faire. » Dans le soufisme, on enseigne que le principal obstacle pour se réaliser soi-même, c’est la religion, parce qu’on se raccroche à quelque chose qui est extérieur. Il faut chercher ce qu’il y a à l’intérieur de soi et devenir la main par laquelle dieu agit, le regard par lequel il voit, les pieds grâce auxquels il marche.
Hassan espère que ce fils, premier mâle de sa progéniture, portera haut et virilement le nom de la famille. Dès sa naissance, il est entouré de l’amour de ses parents. Il grandit, évolue et puis il sourit, avec sa bouche, avec ses yeux, avec tout son corps. Et Hassan doit bien reconnaître que ce sourire le ravit et le dérange en même temps, parce qu’il perçoit très vite quelque chose de féminin dans sa façon d’être. Hassan tente bien de le corriger, il lui apprend à faire pipi comme un garçon, l’inscrit au foot et au karaté, mais sa gestuelle, plus forte que lui, est emprunte de douceur, de gentillesse, d’amour, bref de féminité. « Qu’est-ce qui me dérange dans le sourire de mon fils ? C’est cette voix lointaine, qui s’appelle la tradition, et qui veut qu’un garçon devienne un homme viril, porte-étendard du nom de famille. Cette tradition barbare, que je déteste, était en train de me séparer de mon fils. »
Ihsane a une âme d’artiste, il adore le cinéma d’Almodovar et de Pasolini. Il fait un peu de théâtre, c’est un garçon émotif et brillant à l’école, mais des remarques blessantes de son professeur de mathématiques le démotivent, à partir de la cinquième secondaire.
Il travaille ensuite dans le prêt-à-porter féminin. Il a l’art de rhabiller les femmes, de voir ce qui leur va bien, de les conseiller au mieux, et elles adorent revenir se faire relooker par lui. Il est doué pour tout ce qui est beau, tout ce qui est doux, tout ce qui est positif dans la vie.

L’homophobie tue

Le 22 avril 2012, avant de venir fêter en famille l’anniversaire de sa maman, Ihsane se rend à l’Open Bar, un café liégeois fréquenté, entre autres, par la communauté gay. Il doit fêter l’enterrement de vie de jeune fille d’une amie. En sortant du bar, il aperçoit une jeune femme, légèrement vêtue, se faire agresser par quatre hommes en voiture. Sentant le danger qui la menace, il s’approche d’elle et la fait rentrer à l’intérieur du café. Pour des raisons qui restent mystérieuses, Ihsane monte avec eux dans la voiture. C’était une petite Polo. Il y avait déjà deux personnes à l’arrière et un siège enfant. Il s’est coincé entre le siège bébé et le dossier du conducteur, pensant que le voyage ne durerait pas longtemps. Il a sauvé la vie de cette fille et y a laissé la sienne.
Ihsane ne se rendra pas à l’anniversaire de sa maman. Commence alors une douloureuse et terrifiante attente qui durera dix jours. On le cherche partout, on imagine le pire, mais l’espoir demeure de le retrouver vivant. Le 1er mai, au coucher du soleil, Hassan ouvre le Coran et tombe sur le chapitre qui raconte l’histoire de Jonas. Il y voit un beau présage, mais c’est à ce moment-là que des policiers sonnent à la porte pour annoncer que l’on vient de retrouver le corps d’Ihsane. Ils arrêteront rapidement trois des assassins et le quatrième un peu plus tard, à Ostende, où il passait du bon temps à la mer, avec sa copine, comme si rien ne s’était passé.
Lorsque Hassan voit le corps de son fils, il pousse un cri de douleur adressé à l’univers, un cri qui se poursuit aujourd’hui encore, à travers ses paroles de père blessé à jamais. Il continue à faire vivre son fils, à porter haut sa mémoire, et mène ses combats en mémoire de lui.

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L'homophobie, sa pratique en bande

Le procès des assassins reconnaît, pour la première fois en Belgique, l’homophobie comme circonstance aggravante. « Mon fils n’a pas été tué parce qu’il était homosexuel, mais parce que ses assassins étaient homophobes. » Ces assassins sont des monstres, des barbares qui étaient bien connus pour leur violence. Bientôt, l’un d’entre eux aura rempli les conditions pour bénéficier d’une libération conditionnelle. Mais que les assassins de son fils restent ou non en prison, cela importe peu à Hassan. Ce dont il veut être sûr, c’est qu’ils ne récidiveront pas. Ce sont des psychopathes, mais il est déjà arrivé qu’un monstre se transforme en ange, après qu’on lui a donné sa chance. Si on leur impose de travailler pour des associations qui luttent contre l’homophobie, si on leur fait rencontrer des homos, on peut peut-être les faire changer. Quand quelqu’un traite une personne de « pédé », c’est qu’il a de la haine en lui, c’est lui le malade, c’est lui le différent, c’est lui qui doit se faire soigner, et pas la personne qui a choisi la voie de l’amour. « Ma vengeance ne sera pas de tuer les assassins, mais de militer pour que leurs enfants ne leur ressemblent pas. »
Après la mort d’Ihsane, un banquier, en qui Hassan avait entière confiance, a demandé ce qu’il pouvait faire pour lui. Hassan a voulu qu’un pavé rose soit installé à l’endroit où il avait disparu. Son ami lui a proposé d’en faire davantage encore, en créant la Fondation Ihsane Jarfi, dont l’objectif est de récolter des fonds pour les distribuer à des associations qui défendent le droit à l’égalité et à la diversité. Au fil du temps, la fondation a créé un refuge qui accueille des enfants chassés de chez eux parce qu’ils ont fait leur coming out. Il y aura bientôt d’autres refuges. Tous les quinze jours, Hassan y tient une permanence pour recevoir ceux qu’il peut aider.

Être papa d’un enfant homosexuel

Hassan se souvient que, dans le Maroc de son enfance, certains vivaient une vie gay la nuit et se montraient homophobes le jour. L’homosexualité est acceptée pour ceux qui ont un statut : écrivains, musiciens, artistes, politiciens, mais pas pour le commun des mortels.
Et puisque Dieu s’adresse à chacun personnellement, il cherche ce que le Coran dit de l’homosexualité, de l’homophobie et il ne trouve rien. Ce sont des savants musulmans qui ont dit que l’homosexualité n’était pas naturelle, mais c’est faux. On sait aujourd’hui que des animaux peuvent être attirés par le même sexe. Ils ont dit que l’homosexualité avait été inventée par des étrangers, mais c’est faux. Il y avait des homosexuels en Islam, au temps du prophète. On vendait, sur des marchés, des hommes et des femmes pour un « usage » bien précis. Les femmes ne devaient pas se voiler devant les homosexuels qui les fréquentaient. Dans l’Encyclopédie de l’Islam, on précise que Soliman le magnifique couchait avec des garçons l’hiver et avec des filles l’été. Hassan se dit donc que l’Islam n’est pas homophobe.
Mais il y a les hadiths, des paroles attribuées au prophète, dont certaines sont homophobes. On sait toutefois que dans la tradition du prophète, il y des hadits authentiques et d’autres dont la crédibilité est plus faible. Il y a donc des catégories de fiabilité différentes.
Et dans ces hadiths authentiques, il y en a qui posent problème. « Si, à 69 ans, explique Hassan, je veux me marier avec une fille de six ans, je peux le faire parce que le prophète a épousé Aïcha quand elle avait six ans, et a couché avec elle quand elle en avait neuf. Je ne comprends pas que des esprits éclairés puissent défendre cette position et condamner l’homosexualité. »
Lorsqu’il est arrivé en Belgique, Hassan est resté trois jours sans boire ni manger. Quand il allait à la mosquée faire la prière, les gens ne lui donnaient rien à manger. Trois jours plus tard, le service des étudiants lui a trouvé un travail comme garde de nuit dans une maison de repos. Lorsque son futur employeur l’a vu, il lui a d’abord donné à manger. Celui qui est devenu son patron était gay et vivait avec son ami. Ils ont fait plus pour lui que les musulmans de la mosquée. Ils lui ont permis de travailler la nuit, de dormir, de manger chez eux, ils lui ont donné un appartement. Quand ils se disputaient, c’est lui qui les réconciliait.
Hassan a des projets bien précis pour lutter contre l’homophobie. Il faudrait créer, dans chaque école, une classe pilote qui deviendrait référente et travailler avec elle sur l’homophobie, plusieurs fois par année, depuis la première secondaire jusqu’à la sixième. N’importe quel élève de cette classe pourrait alors servir de confident ou de relai, pour ceux qui viendraient le trouver. Mais il faut aussi impliquer les familles et les mamans. Si les élèves entendent chez eux un discours opposé à ce qu’on leur dit en classe, cela ne servira à rien. Souvent les mamans sont prisonnières de leur culture et transmettent l’homophobie à leurs enfants. Il faut qu’elles aient l’occasion de se retrouver, de sortir, de s’écouter mutuellement, pour devenir des citoyennes à part entière. Il faut donner aux mamans des outils pour qu’elles sachent réagir quand elles ont un enfant homosexuel, leur montrer par des exemples précis, qu’on peut être homosexuel et heureux.
Lors de la célébration qui a conclu la matinée, Hassan a commenté la sourate 37 du Coran, qui raconte le sacrifice d’Abraham. En empêchant Abraham de sacrifier son fils, Allah proclame haut et fort que ce n’est pas en tuant un homme que l’on peut se rapprocher de lui. Pourvu que son cri soit entendu.

***

ÉVOCATION

PHOTO 2022 03 21 16 12 26 3Grande émotion, ce matin, au Prieuré. C’est qu’on reçoit Hassan.
Hassan est le père d’un garçon homosexuel, Ihsan.
Ni le père, ni le fils n’ont choisi cet état. Il est lui, malgré lui.
Mais à l’âge adulte, Ihsan va mourir parce qu’il est différent des autres.
Le 22 avril 2012 Ihsan est enlevé, torturé,
assassiné en plein centre de Liège,
par des humains barbares, au cours d’une nuit d’enfer.
C’est la question de la violence des coups,
mais aussi celle de l’absence de mots.
Or, quand on n’a pas de mots, on a des maux !

Là où est le désespoir que je mette l’espérance.

Quatre êtres se sont perdus en perdant Ihsan.
Ils ont suivi un processus de haine, de violence, d’ultra-violence.
Pour ceux-là, c’est affaire de justice.
Pour Hassan, le père, il reste l’amour pour son fils, pour sa famille,
pour l’humanité.
Il reste aussi la haine des traditions oppressantes,
des traditions qui tuent.

Là où est la haine que je mette la compassion.

Il garde au cœur des questions :
- dans quel monde on vit ?
- comment fabrique-t-on des monstres ?
- comment témoigner que les différences sont richesse ?

Là où est la faute que je mette le pardon.

Il décide de faire de sa colère quelque chose de positif :
des rencontres, une fondation, un livre, un film,
en accord avec Nancy, sa femme.

Mais surtout, à travers tout, il garde une conviction forte, inébranlable :

Personne ne devrait mourir d’être soi.

Car, c’est
en tolérant qu’on reçoit
en s’ouvrant qu’on agit
en aimant qu’on est aimé
si Dieu le veut.  Inch Allah !

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Un cri de douleur adressé à l'univers


Lien vers la vidéo : https://youtu.be/Kszv9JmuUIM

PHOTO 2022 03 21 15 59 17 2 

 Interview : Jean Bauwin
Compte-rendu : Jean Bauwin
Évocation : Nicole Merens-Dehan
      Illustrations : Patrick Verhaegen (Pavé)
http://www.pavesurle.net/
      Photos : Jacqueline Delcorps et Patrick Verhaegen
(19/03/2022)

Samedis du Prieuré