Samedi du Prieuré : Dominique Gauch (18/05/19)

 

COMPTE-RENDU DE LA RENCONTRE

Dominique Gauch : L'expérience du gouffre

Psychanalyste et théologienne, Dominique Gauch a retracé son parcours intérieur, son expérience de l’absence-présence qui fut déterminante dans son parcours de foi, et sa descente dans le gouffre intérieur qui lui a permis de renouer avec son âme biblique.

 

L'expérience du gouffre où se découvre l'humain.

 

Dominique Gauch est née à Marseille dans une famille protestante. C’est à l’âge de cinq ans, qu’elle connaît une première et décisive émotion biblique. En allant au temple, elle découvre un texte du livre de l’Exode, qui parle de la construction d’une tente dans le désert, avec une abondance de détails. Cette tente est habitée par une absence qui se fait présence. Bien sûr, à cinq ans, elle ne peut nommer cette émotion, ce n’est que plus tard qu’un travail la ramènera vers l’enfance et vers cette émotion, vers cette étrange présence qui laissa une trace vive en elle. Elle enfouit ensuite cette expérience en elle, pour la protéger du mépris, et elle oubliera qu’elle l’avait enfouie. Il lui a fallu du temps pour en prendre conscience, pour ouvrir les failles et qu’elle ressurgisse des profondeurs. À la mort de son père, dans un malaise, une douleur mélangée au deuil, il y a quelque chose qui a recommencé à vivre en elle. Son père était en effet fier d’être protestant, mais il ne se posait pas la question de la foi, il méprisait même les pasteurs et ses valeurs étaient celles de la réussite financière.

Cette tente dans le désert est habitée par une absence qui se fait présence.

Ce n’est donc pas vers le protestantisme qu’elle retourne, cela aurait refermé la faille. Elle chemine vers l’orthodoxie où le corps est plus présent dans la liturgie et la rend plus libre. Mais le Christ en gloire des orthodoxes n’est pas son Christ. Alors, elle revient vers sa tradition, vers le protestantisme pour comprendre ce qui se passe en elle, et elle entreprend des études de théologie à Montpellier. « J’ai un cœur chrétien, mais un âme juive. De la tradition juive, j’ai gardé l’intuition d’un Dieu qui est d’une altérité radicale et l’habitude de confronter les différentes interprétations de la Bible. L’altérité radicale se donne comme une force d’appel et y répondre, c’est aller dans la vie. »

Éveiller le désir de l’autre

Auparavant, elle avait commencé des études de médecine, comme un héritage d’une histoire familiale compliquée et alourdie par un secret : son grand-père maternel était mort de la syphilis et avait entaché l’honneur de la famille. Au début de sa seconde année, le premier corps sur lequel elle travaille est un cadavre : « Je suis partie à l’issue de ce premier cours de dissection et je n’y suis plus revenue. Je cherchais la vie et ces études me présentaient la mort. »
Elle pousse alors la porte d’un cabinet de psychanalyste et y trouve un espace où quelqu’un l’écoute. Elle se découvre un intérêt pour les textes bibliques, peut-être parce que la Bible présente un homme désirant du désir d’un autre (ou d’un Autre). Il en va de même dans la psychanalyse où le désir du thérapeute est que le désir de l’autre s’éveille. C’est en passant par un autre que l’on peut découvrir qui l’on est. La psychanalyse traduit en mots ce qui jusque-là, s’imposait en images, en rêves. Elle est une façon d’éclairer par la raison les profondeurs de l’inconscient. Cela lui permet de retrouver l’enfant-poète qui sommeille en elle, cet enfant ouvert aux mystères du monde, à l’indicible, et à l’inouï qui désarçonne la raison.
À l’issue de ces études, elle travaillera comme aumônier dans un hôpital psychiatrique. Elle y fait des rencontres émouvantes, des petits instants de vérité qui passent et qui la rendent heureuse. Sans être pasteur, elle organise pourtant des cultes, dans une ancienne écurie de l’hôpital transformée en chapelle. C’était épique, mais elle rejoignait les patients dans ce qu’ils vivaient.

Une hérétique subjective

Un groupe de psychanalystes lui demande de parler du mal dans la Bible.

Elle a bien pensé devenir pasteur, mais la commission chargée de vérifier les aptitudes des candidats lui a posé la question : « Vous vous intéressez à la psychanalyse. C’est un peu trouble. N’est-ce pas en contradiction avec la cure d’âme ? » Dominique Gauch reste sans voix. Elle comprend que l’institution peut écraser sa parole, sa liberté intérieure. L’expression de René Char, utilisée dans une lettre à Camus : « Je suis un hérétique subjectif », lui correspond assez bien. « J’ai l’impression d’être de là et de là-bas, jamais complètement dans le discours du lieu. Il me faut donc accepter d’être un peu seule parmi les autres. »
Dans le milieu psychanalytique, se présenter comme croyante est aussi très mal vu. Elle a dû apprivoiser cette « intranquillité ». Un jour, un groupe de psychanalystes plus à l’écoute que les autres, lui demande de parler du mal dans la Bible. Elle relit le livre de Job. Ce texte poétique porte des intuitions sur l’humain, dans sa plus profonde vérité, et dont nous avons besoin pour vivre nos vies. Elle y fait écho dans son dernier livre : Entre rêve et foi, où se tient le sujet du désir ? Job est athée de sa croyance. Il est au début un homme sincère, authentique et craignant Dieu. Et puis tout s’effondre. Il perd tout au point de préférer ne pas être né que de vivre cette épreuve. Pourtant, jamais il ne lâche le lien à son Dieu. Il se bat contre lui, se débat, mais ne cède pas sur son désir de Dieu.
Freud, dit-elle, est génial, mais il n’a rien compris à Dieu. Lorsqu’elle découvre Benjamin Fondane, un poète roumain juif qui a lu et commenté Freud, elle découvre combien le fondateur de la psychanalyse a refusé d’entendre le mystère, parce que cela lui faisait peur. Fondane explique par ailleurs que Baudelaire, lui, est descendu dans les ferments orageux où l’on a peur d’aller. Il n’a pas renoncé à sa part d’infini et a fait l’expérience du gouffre où se découvre l’humain. « Cela m’a donné droit à ma propre pensée, il m’a permis de rejoindre ma propre âme biblique », explique-t-elle. La foi, c’est le gouffre de l’indicible, c’est le vide, mais ce n’est pas le néant. De ce vide-là surgissent des actes créateurs de vie, un courage, un poème, une création. C’est un vide vivant.


CARTE BLANCHE

Dominique Gauch – Psychanalyste bientôt à Lyon – intervention dans le cadre d’une matinée au Prieuré Sainte Marie, le 18 Mai 2019.

La foi ? Illusion sans avenir (Freud) ou bien expérience poétique au fondement du sujet (Benjamin Fondane) ?Ma rencontre avec l’œuvre de Benjamin Fondane est récente : elle eut lieu en 2013. Mais elle se préparait de longue date ! L’étonnant, lorsque l’on se retourne sur sa vie, est d’en découvrir une logique intérieure. Je ne cherche pas dire que nous serions déterminés inéluctablement par le destin ou que, comme le pensent les disciples pour l’aveugle-né (Jn9 : 1-12), nous serions soumis à la dure loi d’une justice rétributive selon laquelle celui qui souffre ne peut être que coupable d’une faute, une faute qu’il peut ignorer mais qui n’en reste pas moins active.  Mais il est possible de se retourner sur sa vie et d’en découvrir une logique intérieure, la vie se révélant chemin là où longtemps elle avait été vécue comme l’impasse d’une contradiction intérieure nourrissant une intranquillité, parfois un désespoir pouvant aller jusqu‘au déchirement de l’alternative du « ou bien... ou bien ». L’étonnement - sur ce chemin intérieur, longtemps secret, et parfois vécu comme ridicule, honteux aux yeux des valeurs sociales - a été de découvrir que je portais en moi une enfant de cinq ans marquée à vie par l’expérience poétique d’un texte biblique de l’Exode (construction de la Tente dans le désert), expérience silencieuse, discrète dans sa manifestation et pourtant ayant laissé la trace indélébile d’une absence habitée d’une mystérieuse présence, trace de l’Autre biblique qui fit du sujet que je suis un sujet appelé à aller vers, un sujet devant son Autre selon le Coram Deo de Luther et tel que le prie Dietrich Bonhoeffer du fond de sa prison.

Mais je ne suis pas devenue pasteure, bibliste ou théologienne mais psychanalyste. Très tôt j’ai eu conscience d’être liée par deux fidélités contradictoires que je n’ai pu pensées, l’une et l’autre, qu’après un long parcours en psychanalyse pour l’une d’elles et pour l’autre, lorsque avec Yves Bonnefoy, la parole poétique prit le relais là où la psychanalyse me laissait face à ses présupposés (Freud) et face aux structures du langage (Lacan),  comme face à un mur. Deux fidélités donc, entre deux Autres du désir : l’Autre de l’inconscient (un père, une mère passionnément aimés par l’infans, cette enfant à l’écoute des Autres de sa vie, porteuse dans son propre inconscient de ce que « l’oreille ne peut taire mais que la langue ne peut encore dire », déjà psychanalyste à sa façon, déjà désirante du désir des Autres de sa vie et inquiétée par l’énigme du désir : Que me veulent-ils ? Que veulent-ils pour être heureux, pour s’aimer et m’aimer ?), et l’Autre de la foi biblique, éprouvé mais impossible à prouver et à justifier, éprouvé comme la trace vive d’une présence au cœur même de l’Absence la plus radicale. Très tôt, dès que le dispositif psychanalytique me donna d’être écoutée, entendue, je sus que j’étais portée par la question de l’Altérité dans la double question de l’amour et de la foi, son conflit, son antinomie. Qui suis-je ? Ce que les autres de ma vie attendent, espèrent de moi ou bien, cet être perdu que je sens être ou bien encore le sujet d’une mystérieuse quête dont je ne sais si elle me donnera de m’enraciner dans ce monde, parmi les autres ? Qui suis-je ? En quête d’un amour possible ou d’un impossible appel ou des deux ? Car il y aura une issue à cette alternative et ce sera pour moi la découverte de la pensée existentielle de Benjamin Fondane et de Léon Chestov.

La rencontre de l’œuvre de Benjamin Fondane ne m’apporta pas de réponse mais le droit à mes questions et m’ouvrit au domaine de la pensée existentielle. Je découvris et je ne cesse de découvrir que ma pensée n’a jamais été une pensée scientifique, une pensée clinique, une pensée conceptuelle (psychanalytique et théologique), mais elle est pensée existentielle.  Benjamin Fondane et Léon Chestov n’ont pas révélé en moi un sujet « croyant » - en quel objet ? En quelles certitudes et évidences ? – mais une femme marquée par l’appel à l’Autre, entre foi et amour. Peut-être est-ce cela ressusciter du fond de ferments orageux ? Peut-être.

Benjamin Fondane est né à Jassy, en Roumanie, en 1898, dans une famille juive d’intellectuels. Son grand-père maternel était un poète de langue hébraïque qui joua un rôle important dans la diffusion des valeurs du mouvement juif des Lumières et fut fondateur des écoles juives modernes de Moldavie. Benjamin Fondane émigra en France en 1923, par amour pour la littérature française a-t-il écrit. C’est à Paris qu’il rencontra le philosophe russe Léon Chestov, son aîné, qui fut à la fois son grand ami et son maître en philosophie. Benjamin Fondane ne recula pas devant l’effort conceptuel ; il le fit, dit-il, pour défendre sa poésie, une poésie qui dit les sentiers difficiles loin de la chaussée de la logique. Après son arrivée à Paris, Benjamin Fondane ne put écrire de poésie durant cinq ans, cinq longues années durant lesquelles, telle est mon hypothèse, se creusa le passage allant d’une approche esthétique de la poésie vers une poésie existentielle à l’épreuve de l’impensable, de l’indicible du réel du mal, du réel de la mort, de l’absurde mais aussi du réel d’une Altérité radicale,  véritable expérience du gouffre qui ôte, sous les pieds, le sol des certitudes, transformant le poète en « fouilleurs d’âme et en mineur des profondeurs humaines » pour le dire avec les mots de Victor Hugo.

C’est dans cette descente vers les profondeurs, quand l’homme choisit de remplacer « bonheur » par « profondeur »,  qu’il rencontra Léon Chestov. Tous deux furent de grands penseurs existentiels en ces années 1930, mais ils furent très vite oubliés après 1944, date à laquelle Benjamin Fondane fut arrêté par la milice française (quoique naturalisé français) et déporté dans l’avant-dernier convoi en partance pour Auschwitz. Il mourut dans une chambre à gaz de Birkenau le 3 Octobre 1944.

Le penseur existentiel pense à partir de sa vie, son angoisse, son désespoir et non à partir du concept d’angoisse, du concept de désespoir, du concept de Dieu ou d’une philosophe de la vie. La poésie de Fondane dit la vie précaire, elle dit notre condition humaine exposée au tragique, à l’énigme de son désir portée par des forces pulsionnelles aveugles, obstinées et qu’il lui faudra apprivoisées, « civilisées », mais aussi exposée au mystère d’une Altérité radicale comme un appel à aller vers. Vivre est une aventure, une expérience au sens étymologique de ce mot, venant du latin experiri, soit une traversée qui n’est pas sans danger ni sans périls.  Ainsi, l’exclamation « à Dieu rien d’impossible », que l’on rencontre dans les écrits de Chestov, cri parfois repris par Fondane, n’est pas à entendre comme l’expression d’une naïveté qui croirait à l’illimité des désirs mais comme une courageuse insoumission à ce qui est.

La psychanalyse travaille à retisser le rapport entre les mots là où il a été coupé, troué, déformé, rendu insensé. Elle traduit en mots ce qui jusque là s’imposait en images énigmatiques, comme les images du rêve et les représentations fantasmatiques, autant d’images et de représentations qui conditionnent, sans que nous en ayons conscience, nombre de nos choix, et en particulier de nos choix amoureux, et nombre de nos croyances et de nos jugements. L’analyse permet de symboliser, de conceptualiser, de discerner et d’inscrire à l’ordre des structures du langage ce qui jusque là s’imposait aveuglément sous la poussée des forces psychiques. Son action est donc d’éclairer nos ténèbres intérieures par une pensée claire et logique. Les Lumières de la raison éclairent les ténèbres de l’inconscient comme une lampe torche éclaire l’accès vers une cave.

Mais dans d’autres expériences, impossibles à analyser et pourtant réelles, c’est de l’impensable que vient la lumière, c’est du fond des ténèbres que vient la clarté. Autant d’expériences qui désarçonnent la raison et ruinent sa prétention à détenir le dernier mot sur la vie d’une âme humaine.

Mais comment, sans témoin, donner consistance à une matière existentielle impossible à expliquer logiquement et dont, pourtant, tout l’équilibre d’une vie dépend ? Selon l’évangile de Jean, « Nul ne peut se rendre témoignage à lui-même ». Je cherchais donc un témoin.

Parfois les livres nous portent plus profondément que la terre. C’est un livre du poète Yves Bonnefoy qui fit tout d’abord relais entre psychanalyse et parole poétique – « Le siècle où la parole a été victime » - Pour Yves Bonnefoy, c’est la parole poétique qui a été étouffée sous la domination du structuralisme, comme si le langage et sa grammaire étaient le tout de la parole humaine. Il existe, rappelle-t-il, un autre domaine de la parole, celui de la parole poétique quand la poésie ne vaut pas par la perfection de ses accords mais par ce qu’elle a le courage de porter en elle, soit la condition boiteuse de l’humain et sa soif d’infini, soif d’une transcendance qui déplace l’homme : le monde n’est plus une chose à observer et à exploiter mais un Autre à écouter, déchiffrer, à respecter dans son altérité.

Certes Yves Bonnefoy est un poète de l’Altérité, mais sa poésie reste esthétique, elle n’est pas existentielle. Si elle fit passage - me sauvant du mur du langage et m’offrant de voir les limites du domaine de la pensée psychanalytique, son expérience restant, elle, celle d’une écoute de l’autre jusque dans son mystère - la parole poétique de Yves Bonnefoy ne pouvait me rendre témoignage. Yves Bonnefoy n’avait pas une âme biblique, alors que, comme l’a écrit Geneviève Fondane après la mort de son mari, Benjamin Fondane était vraiment un homme biblique, un homme de l’Ancien Testament et comprendre cela est la condition pour comprendre son œuvre, ajoute-t-elle. Le témoin que je cherchais ne pouvait être qu’un homme biblique, un poète dont non seulement l’âme était juive - creusée par l’expérience d’une absence radicale, un rien qui n’est pas rien mais jaillissement - et dont le cœur était de l’autre Testament, seul parmi des seuls, bouleversé par la condition humaine, certes un homme des antipodes mais un homme tout simplement, comme le crie la préface à son poème l’Exode. Avec lui, l’homme n’est plus soumis, résigné à la loi du mérite et du nécessaire comme voudraient nous le faire croire les discours actuels, mais un homme, une femme ayant soif d’infini et faim d’amour.

Mais comment être prise au sérieux dans un monde où dominent les explications scientifiques, dans un monde qui pense que le mépris de Dieu a valeur de progrès ?

Ce courage de l’ailleurs qui nous met, tel Abraham, sur des chemins incertains, c’est l’enfant poète en nous qui le porte, ce primitif qui, loin d’être un sauvage ou même infantile, est la part de nous ouverte au mystère du monde, un être pré-logique, un gardien des ténèbres, comme l’écrit Fondane,  qui vit et éprouve l’impensable avant que de chercher à comprendre.

Cette expérience de l’impensable est expérience poétique, expérience d’un instant, d’un soudain qui peut surgir en chacun de nous, indépendamment de nos mérites et de notre volonté. Elle est tout à la fois irréductiblement singulière et universelle. Les textes bibliques en témoignent au travers de leurs récits, la destinée d’Abraham n’est pas la même que celle de Moïse, ni celle de Jonas ou de Job et à plus forte raison celle de Jésus, mais leur point commun est le mystère de son Altérité irreprésentable, inobjectivable qui met sur les chemins de la vie. Et si, comme le dit l’apôtre Paul, en répondre n’est pas sagesse mais folie, cette folie n’est pas pathologique, sa force n’est pas celle de l’irrationnel mais celle d’un appel impossible à vocaliser.

Je voudrais vous faire entendre par un ou deux exemples que cette expérience poétique ne conduit pas forcément au Dieu biblique, qu’elle n’est pas éveil religieux ou expérience mystique, mais elle est toujours éprouvée comme sensation d’une transcendance, d’une Altérité radicale se faisant mystérieusement présence à soi au plus intime, et cela par des voies très singulières qui ne sont pas indemnes de l’histoire de la personne et de sa sensibilité. Mon anthropologie est celle d’une humanité marquée pour et par une Altérité radicale. Ce n’est pas de Dieu dont nous manquons aujourd’hui mais d’Altérité.

C’est par exemple le témoignage du philosophe Lucien Jerphagnon raconté dans ce qui sera son tout dernier livre. Alors qu’il avait quatre ans et se promenait dans une forêt, soudain la lumière se fit brusque coulée de présence à soi, tels sont ses mots. Loin de le fixer à un stade infantile, cette expérience inanalysable laissa derrière elle la trace indélébile d’un étonnement et d’un émerveillement, et elle soutint la quête désirante de toute sa vie… Il devint philosophe.

Pour le poète René Char, ce fut l’expérience non décidée d’un éclair : « J’avais onze ou douze ans, raconte-t-il, quand ce que j’appelais le grandissime éclair est tombé sur moi la première fois. Le jour n’éclaire pas, seule la nuit éclaire, cette clarté vient de la nuit, c’est le grandissime éclair. Il ne scintille que de temps à autre, un certain nombre de fois dans une vie, mais à chaque éclair on distingue un peu plus de choses qu’à l’éclair précédent. »

Ces deux hommes ne devinrent ni religieux ni même croyants mais ils devinrent les sujets d’une foi sans garantie, marqués par l’expérience d’une Altérité qui les inscrivit dans un rapport singulier à leur vie, à eux-mêmes, aux autres. Avec eux, je comprenais que si nous ne pouvons rien saisir et prouver de cette Altérité radicale, c’est elle, qui nous saisit et nous fonde comme sujet, unique. Nous sommes vraiment ailleurs que dans le domaine de l’ego.

C’est ainsi que la prise au sérieux de l’expérience poétique m’a permis de sortir de l’opposition entre la psychanalyse et la foi, entre la raison critique de la psychanalyse -  dont nous avons besoin mais si difficile à assouplir quand il s’agit de la question de Dieu, écrasée dans ses affirmations sur la question de la religion - et la déraison de la foi. Mais ce n’est pas un discours théorique qui m’a aidée dans ce passage mais la recherche d’un dialogue vivant entre un psychanalyste et un poète biblique, entre Freud et Fondane, dialogue qui n’eut pas lieu dans la réalité mais que j’ai mis en scène dans mon livre, et qui me permit d’instaurer un dialogue là où je vivais une opposition intérieure et extérieure faite d’incompréhension et d’ignorance. La correspondance de Freud est précieuse pour une telle démarche car elle permet de découvrir la complexité de l’homme, ses hésitations et surtout de cesser de simplifier sa pensée et d’en faire un dogme indiscutable, comme un mur fermant tout horizon et interdisant toute singularité. Du côté de Fondane, ce sont souvent des pensées jetées sur un papier ou inscrites sur la page de garde du livre qu’il avait alors sous la main, pensées qui n’étaient pas destinées à être publiées telles quelles.  Je savais que le dialogue serait difficile, voire impossible, car Freud, dans son livre Avenir d’une illusion, défait avec méthode le sérieux de la question de Dieu et Fondane, qui n’est pas dupe de l’éloquence du psychanalyste, en fait, en quelques lignes, une critique acérée. Je le cite partiellement, en adoucissant fortement sa critique : « Il y a antinomie chez Freud entre sa découverte de génie et ses conclusions. Il a tellement peur que sous chaque petit mystère dans l’homme il y ait du transcendant qu’il préfère nier le mystère en l’expliquant tout de suite. »

Cette mise en scène m’a permis de mettre en évidence la posture de l’un et l’autre, quand il s’agit du mystère du transcendant. Fondane est celui des deux qui tient la posture du psychanalyste. Alors que Freud ferme pour préserver l’objectivité du savoir, Fondane, lui, ne cède pas sur son écoute de l’autre et entend son refus, sa peur. J’y repère un véritable danger pour le psychanalyste, celui d’oublier l’autre dans le souci de préserver ses propres certitudes ou une fidélité au maître de la psychanalyse et à ses héritiers. Et ce danger, c’est la question de Dieu qui le révèle. Mais alors, la question de Dieu ne renverrait-elle pas, non à Dieu, mais à l’autre, mon prochain ?

J’en ai eu confirmation ces derniers mois, en relisant la correspondance entre Freud et un écrivain et poète français, Romain Rolland.

En effet, en 1927 Romain Rolland confie à Freud une expérience que je dirai « poétique » et qui loin de l’inquiéter, a déposé en lui ce qu’il nommera un « océan de joie ». Je le cite : « C’est une sensation de l’éternel qui peut très bien ne pas être éternel mais simplement sans bornes perceptibles et comme océanique. J’ajoute que ce sentiment océanique n’a rien à voir avec mes aspirations personnelles. Mais le sentiment que j’éprouve m’est imposé comme un fait. C’est un contact. »

Freud se dit profondément troublé par le récit de son ami mais ce n’est qu'au bout de deux ans qu’il avouera ce trouble, dans une lettre de 1929, dans laquelle il écrit ne pas avoir trouvé de repos jusqu’à décider d’écarter loin de lui ce qui n’entrait pas dans la trame de sa pensée. Mais décider d’écarter ce que l’on refuse est, par la voie négative, déjà une manière de le reconnaître. Aujourd’hui, bien des psychanalystes écartent sans décider mais pour imiter Freud. Je dirai : ils ne savent pas ce qu’ils font.

Freud prend très au sérieux une telle expérience poétique, mais, au lieu de l’accepter comme certes inanalysable mais fondatrice d’une singularité devant son Autre, d’accepter la limite qu’elle pose à la pensée analytique, il l’écarte et puis il oubliera de préciser dans ses écrits théoriques, comme dans son premier chapitre de Malaise dans la civilisation, qu’il avait écarté ce qui n’entrait pas dans la trame de sa pensée. Le contexte peut faire comprendre la méfiance de Freud : en ce temps-là, la psychanalyse est encore naissante et Freud avait à cœur de la faire respecter comme science humaine. Mais aujourd’hui nous sommes dans un autre temps et peut-être est-il temps, justement, de  retrouver le lien avec ce que Freud a écarté, ce mystère d’une transcendance constitutive d’un sujet devant son Autre. Il est temps de prendre le risque de ce qui n’entre pas dans la trame de notre pensée scientifique, psychanalytique, conceptuelle. Et quand Freud dit écarter de lui toute expérience religieuse et toute émotion suscitée par la musique, Romain Rolland, qui n’est pas dupe, lui répond: « Je ne puis à peine penser que la mystique et la musique vous soient étrangers car rien d’humain ne vous est étranger. Je crois plutôt que vous vous en méfiez pour l’intégrité de la raison critique dont vous maniez l’instrument. »

Ainsi, à écarter le mystère de la transcendance afin de préserver l’intégrité de notre raison critique, c’est de l’humain dont nous nous écartons. J’ai, longtemps était intriguée par cette phrase mise par Dostoïevski dans la bouche d’un des frères Karamazov (Dimitri) :« Si Dieu n’existe pas, alors tout est permis! ». Tout est permis non pas parce que le Dieu garant d’une morale serait défait ouvrant le champ libre à toutes les transgressions et à leurs perversions, mais parce que sans transcendance l’homme se pense sans autre, hors altérité. Fondane écrit : « Si Dieu n’existe pas, brûlons Rome, exterminons les juifs » et j’ajouterai laissons les migrants se noyer. Sans Altérité, sans ce creusement au cœur de notre vie par une absence radicale, ni Rome, ni les juifs ni les migrants ne se font nos prochains. La mort de Dieu conduirait-elle à un sujet sans autre ? Le retour de ce refoulé, de cet impensé de nos sociétés occidentales viendrait-il le confirmer par l’horreur des idéologies à l’œuvre en notre époque et leur terreur, méprisant toute vie humaine au profit de l’aveuglément par un idéal et pour le triomphe de sa folie, la question de Dieu sombrant dans le précipice de la question du mal ?

J’en reviens à Freud.

Freud fit un pas de trop et cela n’est pas sans conséquence sur l’esprit des temps modernes. Dans le premier chapitre de son livre Malaise dans la civilisation, il reprend à son compte l’expérience poétique de son ami, cette « sensation océanique », pour l’intégrer à son propre système de valeur et c’est ainsi que ce qui est éprouvé par Romain Rolland comme un « océan de joie », source d’une vie en vérité, Freud le traduit comme le retour vers l’indifférencié sous l’effet de la pulsion de mort. Et voilà comment un contresens se transmet de génération en génération, comme une évidence qui non seulement n’est pas réinterrogée mais qu’il n’est plus possible d’interroger au sein de nos institutions. Dans la volonté de préserver son système de pensée, Freud en oublia son autre, son ami. Certes, il sut le reconnaître et s’excuser, dans une lettre adressée à Romain Rolland, de ne pas lui avoir rendu hommage, mais la théorie fait autorité publique là où une lettre reste parole privée. C’est ainsi que pour préserver un système de pensée, des vies peuvent être mutilées par écrasement sur des explications conventionnelles.

Ce lieu, où une vie peut être mutilée sous des explications conventionnelles dans le souci de préserver la trame de la logique d’une pensée, est le lieu même de la lutte que soutinrent Fondane et Chestov ; il est celui de la lutte de toute pensée existentielle.

Notre siècle actuel a peut-être pour tâche de  reprendre cette lutte à son compte afin de retrouver sous le récit de ces expériences poétiques ainsi que sous le mot Dieu le secret de la grande poésie, celle qui entend l’inouï et explore l’invisible, celle qui porte aux mots l’expérience d’une absence radicale habitée d’une promesse, telle que nous pouvons la lire dans l’évangile de Matthieu, promesse à l’épreuve du tombeau vide : « Allez en Galilée, je serai avec vous jusqu’à la fin des temps ».


ÉVOCATION DE LA RENCONTRE

Nous voudrions te bénir et te rendre grâce, Seigneur, d'avoir pu rencontrer aujourd'hui Dominique Gauch.

Habitée par une absence qui se fait présence, forte d'une expérience biblique, sensible aux failles qui peuvent s'ouvrir et donner sens aux émotions, elle est venue nous parler de ce qui lui tient à cœur : ceux qui souffrent et sont en peine d'exister.

Nous montrer que la psychanalyse offre la possibilité de prise au sérieux de bien des détresses dans l'existence, trop souvent de nos jours, ignorées, refusées ou incomprises.

Avec notre invitée, Seigneur, tu nous apprends à changer nos mentalités, lâcher les certitudes qui peuvent parfois nous enfermer, à retrouver cet âme d'enfant pour rester ouvert à l'infini, à l'inouï.

À rester cet homme qui ne renonce pas, qui malgré toutes les difficultés de la vie, comme Job, n'a jamais rompu son lien avec Dieu.

Merci Seigneur pour cette rencontre. Qu'elle continue à éclairer nos vies d'un jour nouveau, nous t'en prions.

 

"Ce livre n'est pas religieux. Il est poétique."

Interview : Gabriel Ringlet
Compte-rendu : Jean Bauwin
Évocation : Freddy Coosmans
Carte blanche : Dominique Gauch
Illustrations : Patrick Verhaegen (Pavé)
http://www.pavesurle.net/
Photos : Chantal Vervloedt-Borlée
Vidéo : Bernard Balteau

(18/05/2019)

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