Samedi du Prieuré : Pascal Chabot (23/03/19)

COMPTE-RENDU DE LA RENCONTRE

Pascal Chabot : Ce que nous sommes, c’est que nous avons aimé

Pascal Chabot, professeur de philosophie à l’IHECS, était l’invité de ce quatrième samedi du Prieuré, le 23 mars 2019. Pour le philosophe, tout est prétexte à s’étonner. Des bourgeons printaniers à l’intelligence artificielle, rien n’échappe à son analyse. Il passe pour nous en revue toutes les grandes questions liées au progrès et aux technologies.

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La quête des maxima.

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En ce début de printemps, le bourgeonnement de la nature confronte le philosophe à ce qu’il sait scientifiquement et, en même temps, à ce qui dépasse tout ce qu’il peut savoir. Il y a une beauté supérieure à tout ce que nous pouvons expliquer. Le printemps, c’est ce moment où, intellectuellement, nous sommes dans le dépassement de la vie.
Au commencement de la philosophie, il y a l’étonnement. L’enfant est, à cet égard, un philosophe spontané et fabuleux, dans son absence d’a priori par rapport aux questions et aux réponses. L’étonnement est littéralement un « coup de tonnerre », un éblouissement, mais il faut le dépasser. Pour s’approcher de très près de ce qui est très loin, nous avons le langage, les mots que nous pouvons choisir avec soin. Le langage et l’écriture permettent donc d’approcher ce qui nous dépasse.

Étudier pour comprendre

Pascal Chabot est né dans une famille de juristes, à Liège en 1973. Il passe une jeunesse solitaire, il lit beaucoup et écrit. Ses premiers romans restent dans ses tiroirs parce qu’ils ne sont pas, pense-t-il, à la hauteur d’une écriture littéraire. Il baigne dans un univers où les mots sont importants ainsi que la recherche de la justice. Il s’inscrit donc tout naturellement en fac de droit, mais en même temps en fac de philo. La rencontre avec le professeur Robert Brisart est déterminante pour lui. Avec lui, il découvre l’angoisse chez Heidegger. Ce philosophe allemand parle de questions universelles dans un langage difficile, Pascal Chabot le comprend sans comprendre, mais il se rend compte qu’avec ce jargon, il y a quelque chose d’insoupçonné qui peut être approché, rationalisé, expliqué. « Ce que nous ne comprenons pas entièrement nous appelle. » Cet appel-là le fait donc basculer entièrement vers la philosophie. Il s’inscrit aux facultés Saint-Louis, à la Sorbonne, à l’ULB, à Liège. Ses études sont un vrai marathon, il prend plaisir à étudier et à passer des examens.

190401Informé, on sait ce qu'il faut faire. Et on ne le fait pas. Et on va droit dans le mur.

Il consacre sa thèse de doctorat à un philosophe méconnu : Gilbert Simondon qui, dans les années 50 et 60, a écrit sur les techniques et comment elles influencent notre monde. La première intuition de Pascal Chabot était de travailler sur les technologies, ensuite sur le progrès. Il aborde aussi la question du burn-out et de l’épuisement avant de s’intéresser à la transition et à l’intelligence artificielle. « Nous balançons constamment entre deux types de progrès », explique-t-il :

Pour illustrer cette ambivalence, on peut prendre l’exemple du colloque singulier avec le chirurgien qui va nous opérer à l’œil. Ce face à face est essentiel, mais au moment de poser l’acte chirurgical, on fera davantage confiance au robot qu’à sa main tremblante.
Il est aussi papa de deux enfants. La paternité est le contraire de la philosophie théorique. C’est pratique, intuitif, on procède par essais et erreurs. Rien n’est plus vivant que d’éduquer un enfant, on est confronté sans cesse au juste et à l’injuste.

Accueillir la nouveauté

Quand on étudie et qu’on prépare une thèse de doctorat, on garde durant toute son existence des méthodes de pensée qui finissent un jour ou l’autre par périmer. Il faut donc accueillir sans méfiance la nouveauté, la manière dont les jeunes fonctionnent aujourd’hui et leur recherche de sens. Chaque génération pense différemment. L’humanisme doit se réinventer à chaque époque. « Notre espoir réside toujours dans l'élément de nouveauté que chaque génération apporte avec elle », disait Hannah Arendt.
La joie est au centre de la philosophie, elle permet de dépasser l’ordinaire morosité. Toute éthique digne de ce nom doit déboucher sur la possibilité de la joie.
La philosophie n’est pas la vie, c’est une théorie de l’existence et la philosophie peut être infirmée par la vie. Une nouvelle expérience, une rencontre peut infirmer ce que l’on croyait être la vérité. La réalité est plus puissante que la philosophie, la vie est plus puissante que la théorie.
Avec Bergson, il pense que la création de soi est la tâche de chacun. Chacun doit construire et identifier son soi. Les marqueurs du soi, c’est la saveur d’exister, c’est l’équilibre, la relationnalité, le sens de l’autre, le rapport au langage. Mais ce qui témoigne le mieux de ce que nous sommes, c’est que nous avons aimé.
La foi est l’une des grandes questions de l’humanité, mais pour Pascal Chabot, ce n’est plus une question déterminante. Si la résurrection de la chair par exemple ne fait pas partie de ses convictions, la résurrection de la vie dans la nature, la résurrection de la paix dans un cœur abimé, cela veut dire quelque chose. Ce qui l’intéresse, ce sont les hommes et les femmes de bonne volonté.

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 L'homme est mille fois moins résistant que la terre.

De la révolution à la transition

L’homme est mille fois moins résistant que la terre. À l’échelle cosmique, la disparition de l’humain sur la terre serait semblable à celle d’un moustique sur le dos d’un rhinocéros. Le fragile, ce n’est pas la nature, c’est l’humain. L’enjeu, c’est la capacité de la nature à accueillir encore la vie humaine et cela renvoie la responsabilité des humains par rapport à eux-mêmes.
Le 20e siècle était celui des révolutions, qu’elles soient industrielles, sociales ou politiques. Mais on a vu que les révolutions s’accompagnent souvent de terreur. Ce n’est plus notre idéal aujourd’hui. Le moteur du changement peut être aujourd’hui la transition.
Nous vivons dans un univers de boîtes noires, de zones qui existent loin de nos regards. Pensons à une énergie comme le pétrole qui a permis des développements extraordinaires, mais à laquelle nous ne pensons que lorsqu’il augmente de prix ou lorsqu’on tombe en panne. Prenons aussi l’exemple des téléphones portables dont nous ne contrôlons pas les algorithmes qui, eux, nous contrôlent.
Il faut d’abord ouvrir ces boîtes noires, s’informer. Après on peut espérer que le changement viendra, même si de l’information à l’action, il y a souvent un grand pas. Ce qui l’étonne le plus dans le monde, c’est que nous ne parvenons pas à prendre les bonnes décisions. Nous savons ce qu’il faut faire, mais nous n’arrivons pas à le faire, que ce soit en matière de justice sociale ou de climat.

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Google, une force qui dépasse les individus.
La justice, la seule qui peut la contrecarrer.

Des ultra-forces au populisme

Les ultra-forces sont des dispositifs qui transforment la planète. Google, par exemple, est une force sociale, technique, politique et financière qui dépasse les individus et même les États. Ces ultra-forces qui sont au-delà des perceptions humaines, qu’elles soient positives ou négatives, posent la question des rapports de force. Les politiques manquent d’impact pour les influencer. On ne peut plus se servir de la raison pour contrecarrer la force, comme on le faisait autrefois, parce que ces ultra-forces sont hyper rationnelles. La seule chose qui peut les contrecarrer, c’est la justice et c’est en quoi la philosophie a son rôle à jouer. Il faut faire en sorte que la force soit juste et que la justice soit forte.
Nous sommes l’énergie que nous consommons. Le concept d’énergie permet de penser l’humain et ce qui lui arrive. Le burn-out est une question d’énergie, de combustion de soi-même. Il peut ainsi devenir un sujet philosophique parce qu’il pose la question du sens du travail, de l’effort, du progrès et du lien entre la société et l’individu. Le burn-out survient quand il y a trop de ferveur. Dans notre monde techno-capitaliste qui est perçu comme froid, celui a de la ferveur s’embrase. C’est une maladie de civilisation parce que notre société est celle de la quête des maxima : maximum de communication, de consommation, de performances, etc.DSC 0092
La civilisation des loisirs que l’on nous vantait dans les années 60 et un cheval de Troie. Dans ses flancs, on trouve l’injonction à consommer davantage et pour cela, à travailler davantage. Elle a introduit un rapport à la performance et au profit exacerbé. Le burn-out est le symptôme de ce qui est améliorable. Il faut mettre en place des dispositifs qui encouragent les énergies humaines. D’ailleurs les termes « ressources humaines » sont problématiques. L’humain est une fin en soi, pas un moyen. On devrait donc remplacer les DRH par les DFH : Département des Finalités Humaines.
La mondialisation a créé le sentiment que l’on perdait ses repères habituels. Les populismes profitent de cela, ils prétendent restaurer les repères familiaux grâce à la patrie et à la nation. Le problème des populismes est qu’ils orchestrent une divergence entre la démocratie et les droits de l’homme. On le voit en Hongrie ou en Turquie où les régimes démocratiques se préoccupent des droits de l’homme.
Pour lutter contre les ultra-forces, il faut aussi oser dire ce qui est important pour nous. Il ne faut pas sous-estimer le pouvoir des mots. Les mentalités peuvent changer plus vite qu’on ne le croit. Il faut conforter les valeurs auxquelles nous croyons. Au commencement de tout changement est le verbe. Les mots ont été utilisés depuis toujours pour servir la justice.

ÉVOCATION DE LA RENCONTRE

DSC 0081Seigneur nous te rendons grâce.
Pour les enseignements que nous avons rencontrés. Beaucoup de ces rencontres ont été dans nos vie un point de bascule, un moment fondamental de transmission.
Nous te rendons grâce pour toutes celles et ceux qui pensent et agissent pour accompagner les transmissions démocratiques, économiques, écologiques, technologiques.

Seigneur nous te rendons grâce pour les jeunes générations.
Ils nous poussent, ils nous tirent vers la nouveauté.
Ils nous montrent d’autres façons de penser. Ils ont une intelligence collective, multiple.
Chaque nouvelle génération apporte avec elle de nouvelles façons de donner sens à la vie et c’est une raison d’espérer.

Seigneur nous te rendons grâce pour la joie, la vraie joie profonde.
La joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain.
Partout où il y a la joie, il y a la création.
La création de soi par soi.
La création d’un lien social vivant.
Nous te rendons grâce pour celles et ceux qui donnent une place centrale à la joie dans leur éthique de vie et nous entraînent à la joie avec eux.

Seigneur nous te rendons grâce pour les penseurs, les poètes, les philosophes.
Ils nous donnent le langage, les mots pour penser, la saveur d’exister.
Au cœur des grands changements techniques, écologiques, économiques où se jouent les nouveaux rapports des ultra-forces, ils nous aident à résister et à penser comment réinventer continuellement l’humanisme pour la justice.

Seigneur nous te rendons grâce pour les croyants qui mettent au cœur de leur foi la foi en la vie, la foi en la résurrection.
Non pas la résurrection de la chair mais la résurrection de la vie, la résurrection de la nature en ce jour de printemps.
Nous te rendons grâce pour celles et ceux qui ont conscience de la responsabilité de l’humanité pour que perdure la saveur d’exister sur une planète étonnante et hospitalière.
Nous te rendons grâce pour Jésus, l’homme de bonne volonté, le prophète.

Bibliographie sélective de Pascal Chabot :
Global burn-out, PUF, 2013.
L’âge des transitions, PUF, 2015.
ChatBot le robot, PUF, 2016.
Exister, résister. Ce qui dépend de nous, PUF, 2017.
L’homme qui voulait acheter le langage, PUF, 2018.
Voir plus de photos : https://photos.app.goo.gl/wq8MZsqVfYLzf6ZGA
Voir la vidéo : https://youtu.be/eZs83k05MBc

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On devrait remplacer les DRH  par les DFH : Département des Finalités Humaines.

Interview : Bernard Balteau
Compte-rendu : Jean Bauwin
Évocation : Florence Vanderstichelen
Illustrations : Patrick Verhaegen (Pavé)
http://www.pavesurle.net/
Photos : Chantal Vervloedt-Borlée
Vidéo : Bernard Balteau

(23/03/2019)

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