Enzo Bianchi au Prieuré (21/04/18)

ÉCHOS DE LA RENCONTRE

L’Évangile donne du souffle au quotidien

 

«Nous sommes la première communauté à vivre moines et moniales ensemble. »

 

Ce 21 avril 2018 fut une journée radieuse pour le Prieuré et pas seulement grâce à un soleil généreux. Enzo Bianchi, le fondateur de la communauté de Bose en Italie et frère Goffredo ont expliqué ce qui donne souffle à leur vie monastique.

 

Sa mère enfreignait les interdits. Elle le portait dans le choeur pour frapper à la porte du tabernacle.

La façon la plus concrète de dire « je t'aime »

Enzo Bianchi aime évoquer les deux femmes, Etta et Cocco, qui l’ont éduqué et accompagné après la mort de sa mère. Il est né dans une famille pauvre. Sa mère était malade du cœur et tout le monde savait qu’elle ne vivrait pas longtemps. Elle a voulu pourtant donner naissance à un enfant. Il se souvient que tout petit, à l’heure où l’église était déserte, sa mère le portait dans le chœur pour frapper à la porte du tabernacle. Elle enfreignait les interdits religieux pour bousculer le Seigneur et le prier de veiller sur elle et son fils. Elle meurt à l’âge de 30 ans, Enzo n’en avait que huit. Son père faisait tous les petits métiers possibles au village, de plombier à barbier, pour nouer les deux bouts.

Dès lors, c’est lui qui prépare à manger pour son père. Cette passion de la cuisine ne le quittera plus. Ce n’est pas seulement un moment de détente pour lui. Quand il reçoit des amis, il leur mitonne des petits plats parce que c’est la façon la plus concrète de dire « je t’aime » à quelqu’un, comme Jésus qui fait la cuisine pour ses disciples en Jean 21, 1-14.

À la mort de sa mère, ce sont donc ses deux voisines qui se sont occupées de lui. Elles étaient très différentes l’une de l’autre et donc complémentaires. Etta (déformation de maestra) était maîtresse d’école, une intellectuelle, catholique, mais qui se tenait à distance du clergé et de la vie paroissiale. L’autre, Cocco, travaillait à la poste et était une catholique fervente et dévote. Elles l’ont aidé à faire des études, lui ont donné une éducation chrétienne et l’ont poussé à voyager et à faire des rencontres. C’est Etta qui lui apprend à respecter les Juifs à une époque où ce nom était encore une insulte : « Ils chantent comme nous, les chrétiens, et on pourrait prier les psaumes ensemble. » Elle le pousse à s’ouvrir aux autres religions. « Je ne me suis jamais senti seulement catholique », dit Enzo Bianchi.

 

« J'ai voulu que la pauvreté soit belle sinon elle devient misère. »

Dieu ne parle pas italien !

Il a 17 ans lorsqu’il participe à un office protestant. Il a le malheur de se confier à son curé. Celui-ci le prive de communion et l’humilie publiquement. À l’époque, on encourageait les enfants à chasser les protestants à coups de cailloux, mais Etta et Cocco l’en ont dissuadé. Cela l’a aidé à comprendre que la vie œcuménique devait être une vie simple d’obéissance à l’Évangile.

Lorsqu’il étudie l’économie politique à l’université de Turin, il a le projet de se marier et de faire une carrière politique. Mais depuis son enfance, la Règle de Saint Basile est sur sa table de chevet. Il ne connaît encore rien de la vie monastique, mais cette règle l’attire. En 1965, il a 22 ans, il part à la rencontre de l’abbé Pierre. Il rencontre chez ces exclus de la société une capacité de charité qui l’émerveille. C’est là qu’il sent l’appel à vivre une vie monastique.

Il trouve une maison abandonnée qu’il peut habiter gratuitement à condition de défricher le champ et d’y planter des sapins. Il y vit seul, même si des amis viennent le rejoindre les weekends. En hiver, il visite d’autres monastères où il séjourne trois mois : Taizé, l’abbaye de Tamié, le Mont Athos, etc. Il veut un monastère simple, qui s’inscrive dans la vie actuelle et qui réponde aux attentes des hommes d’aujourd’hui.

En 1968, les trois premiers frères et une sœur le rejoignent. La règle prévoit trois offices, matin, midi et soir et seulement deux messes par semaine. L’office est chanté et la musique prend petit à petit une grande importance. Chaque moine ou moniale travaille sept heures par jour. Il s’agit d’un vrai travail qui rapporte de l’argent et permet à la communauté de vivre en autonomie et donc en toute liberté.

Les relations avec l’évêque du lieu ne sont pas excellentes au début. Celui-ci ne voulait pas d’œcuménisme dans son diocèse. Mais le cardinal Pellegrino soutient et conseille Enzo. La communauté vit à présent en pleine communion avec l’évêque.

L’essor de la communauté qui compte aujourd’hui une septantaine de moines et de moniales, n’empêche pas son fondateur de se remettre en question. Il n’a jamais été très sûr de lui. À l’inverse d’autres fondateurs, il n’a jamais eu d’apparitions, de visions, ni entendu de voix divine. « Dieu ne parle pas italien. » Dieu n’est pas une voix sonore, il parle au cœur de la conscience. Le frère Enzo est un homme comme les autres qui peut seulement sentir des invitations dans son cœur.

Il n’est pas sûr de l’existence de l’au-delà, il ne supporterait pas d’être au paradis et de voir d’autres croupir en enfer. Il a peur de la mort, mais toutes ces peurs sont balayées par les liens de fraternité et d’amitié qu’il noue. Son objectif : que les gens qu’il rencontre puissent repartir avec un peu plus de confiance dans la vie.

 

Il n'a jamais été très sûr de lui. Il n'a jamais eu d'apparitions.

Un mode de vie qui donne envie

Bose fêtera prochainement ses cinquante ans. Mais on n’y vient pas, prévient son fondateur, avec un projet : vivre dans une société véritablement socialiste ou communiste, faire la révolution, mener une vie simple et écologique, devenir prêtre, etc. Ces projets sont des signes contraires à la vocation monastique. Le seul projet, c’est de vivre l’Évangile avec des frères et des sœurs. Pour le reste, c’est la communauté qui décidera en fonction de ses besoins : ce sera en cultivant la terre, en travaillant pour une maison d’édition, en peignant des icônes, en faisant des confitures ou de la pâtisserie, selon les dons de chacun.

Devenir moine, dit Enzo Bianchi, c’est d’abord devenir un homme ou une femme. Les règles sont nécessaires, mais il faut préserver la liberté et la personnalité de chacun. Il n’y a que deux prêtres dans la communauté. Le prieur ne fait ordonner que le nombre de prêtres dont il a besoin. Le monachisme n’est pas une institution d’Église.

À Bose, une grande place est accordée à l’art et à la beauté. La communauté a restauré ce hameau abandonné en veillant à l’embellir. « J’ai voulu que la pauvreté soit belle, dit Enzo Bianchi, sinon elle devient la misère. Et la misère n’est pas chrétienne. Il faut que notre mode de vie donne envie. » Beaucoup d’artistes qui passent par Bose sont frappés par sa beauté et laissent une de leurs œuvres en cadeau. La beauté sauve de la déprime et ces œuvres permettent de partager la beauté avec tous les gens qui passent par là. La vie monastique est comme un écosystème, explique Enzo, là où il y a la vie, arrive la vie. S’il n’y a pas de vie, les jeunes ne viennent pas. La mission du prieur est d’animer la vie de la communauté, pas de commander, il doit donner des raisons d’espérer et d’avoir confiance en la vie. C’est la vie humaine qui doit avoir la primauté, la vie spirituelle est au service de la vie concrète, corporelle et relationnelle.

La liturgie à Bose doit répondre à deux exigences : parler aux hommes et femmes d’aujourd’hui, dans leur langage et être œcuménique. Ils ont donc repris et retravaillé les plus belles prières des différentes traditions : « Nous prions avec les poumons de toutes les églises. »

« Nous sommes la première communauté à vivre moines et moniales ensemble. Je ne voulais pas me couper de l’autre part du Ciel. » Enzo Bianchi explique que, dès 1968, une femme a voulu rejoindre les quatre frères. C’était un pari un peu fou, mais Enzo est allé chercher une autre sœur dans une communauté protestante installée près de Neufchâtel. Sœur Christiane, une théologienne féministe, les a donc rejoints pour deux ans. Entre temps, d’autres sœurs sont arrivées. Moines et moniales ont des lieux de travail distincts, mais ils célèbrent la même liturgie et partagent la même table le weekend. En tout cas, les sœurs ne sont pas au service des frères et elles prêchent comme les frères. Elles ont leur propre prieure et le prieur général n’a pas autorité sur elles.

Si le frère Enzo n’est pas très optimiste quant à l’avenir du monachisme en Occident, il se réjouit, avec Marcel Gauchet, que le christianisme soit « la religion de la sortie de la religion ». L’important n’est pas d’annoncer une religion, mais l’Évangile. Et cela, c’est une tâche quotidienne, toujours à accomplir. Chacun doit faire de l’Évangile un chemin d’humanisation. Ce que Jésus nous révèle, c’est que l’amour est plus fort que la mort, comme il l’a expliqué dans sa conférence : Quelle est l’urgence de l’Évangile aujourd’hui ?

 

Interview : Gabriel Ringlet

Texte : Jean Bauwin

Illustrations : Patrick Verhaegen (Pavé)
http://www.pavesurle.net/

(21/04/2018)

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