Skip to main content

Samedi du Prieuré : Bernard Foccroulle (03/12/16)

ÉCHOS DE LA RENCONTRE

Bernard Foccroulle : Un géant modeste

 

Bernard Foccroulle a partagé, en ce samedi 3 décembre, les résistances qui l’animent et son attention aux plus fragilisés de notre société. Avec une générosité inouïe, il a ensuite interprété à l’orgue, et avec son ami François Fernandez au violon, quelques-uns de ses propres morceaux et de Jean-Sébastien Bach.

Dès l’âge de cinq ans, Bernard Foccroulle veut jouer de l’orgue, mais comme ses pieds ne peuvent atteindre le pédalier, il commence par le piano. Il naît dans une famille de mélomanes et passe les 25 premières années de sa vie à Liège. Le conservatoire de Liège est à l’époque un formidable foyer musical, ouvert au jazz et aux musiques improvisées, comme à la création contemporaine avec des artistes comme Pierre Froidebise, Henri Pousseur ou Pierre Bartholomée.
À 17 ans, au sortir de l’enseignement secondaire, Bernard est déjà un organiste professionnel. Il entreprend cependant des études de psychologie à l’université parce que devenir musicien n’était pas considéré, dans sa famille, comme une promotion sociale.

Je me suis éloigné... Le sacré est dans la montagne et dans la rivière.


De 1975 à 1985, il adhère au Parti communiste. C’est au moment du coup d’état de Pinochet au Chili, il a l’espoir que cela puisse changer le monde : l’égalité entre les êtres humains est un objectif sans doute utopiste, mais fondamental. Aujourd’hui, il observe tout cela avec davantage de recul.
De sa famille, il a conservé l’héritage chrétien. Et s’il s’est écarté de la foi, il continue à s’inspirer de la spiritualité chrétienne. Aujourd’hui, les religions ont détourné les valeurs de leur tradition à des fins partisanes et politiques. C’est une trahison scandaleuse. C’est sans doute vers les lieux monastiques qu’il faut se tourner pour retrouver cette vitalité.
 

De la poésie par-dessus toute chose

Une vibration qui rejoint l'essentiel.

Il a composé des musiques sur des poèmes de Rilke. La musique et la poésie ont en commun d’aller vers un ailleurs, au-delà des mots. L’essentiel de notre humanité commune se traduit dans toutes les formes d’art et la poésie en est l’expression la plus absolue. La poésie peut se trouver dans la musique, l’architecture, la peinture, elle arrive quand il y a une vibration qui rejoint l’essentiel. Alors les mots ne disent plus la même chose.
Depuis 25 ans, Bernard Foccroulle occupe des responsabilités importantes : direction de La Monnaie à Bruxelles et du Festival d’Aix-en-Provence. Il parcourt le monde et court d’une occupation à l’autre, mais il a appris à être dans l’instant présent et à se concentrer pleinement. Il avoue que ses deux heures d’orgue du lundi sont une coupure régénératrice dans cet emploi du temps.
À cet égard, la musique offre un rapport au temps remarquable, puisque la note jouée est colorée par celle qui précède et colore la suivante. De même, jouer une musique du XVIIe ou XVIIIe siècles, nous relient au passé et à ceux qui joueront ces pièces dans le futur.
Ce qui nous réunit dans l’art, c’est l’émotion, l’étincelle de la création. On est dans une époque où la création prend une place marginale. La consommation et la marchandisation deviennent dominantes, même dans la culture. On risque donc de se couper de la création.
Le travail d’interprète, c’est de repartir d’une partition et de la dépasser pour aller vers quelque chose de plus mystérieux qui est de l’ordre de la création et qu’on n’arrive jamais à fixer. Ce qui essentiel n’est pas écrit dans la partition.
Une interprétation est forcément un déplacement : c’est amener une œuvre plus près de nous, nous faire entendre des choses auxquelles nous n’avions pas pensé et remettre le sens de l’œuvre en mouvement. C’est à la fois un enrichissement et parfois une trahison.


Réveiller sa sensibilité pour absorber la lumière

Une interprétation est forcément un déplacement : c’est amener une œuvre plus près de nous.

La passion de Bernard Foccroulle pour Bach date de sa petite enfance, mais c’est en 1982 qu’il décide de revisiter l’intégralité de son œuvre. Il met quinze ans à l’enregistrer sur des orgues historiques, dont certains furent utilisés par Bach lui-même.
C’est à l’adolescence qu’il découvre la musique contemporaine et le plaisir de travailler avec des créateurs encore vivants.
Dans les années 80, il constate que la création musicale est en train de perdre sa place dans le champ culturel, politique et médiatique. Il crée en 1989 Ars Musica, un festival destiné à redynamiser la création et « élargir le cercle des connaisseurs » comme le disait Brecht.
Quand il prend la direction de l’opéra de La Monnaie, il veut faire rentrer la création dans l’opéra et l’ouvrir à un public beaucoup plus large. Il n’a de cesse de se battre contre l’élitisme social qui crée de l’exclusion. Il va à la rencontre des publics fragilisés, en prison, à l’hôpital, dans les écoles. Quand on prend les jeunes au sérieux, qu’on les accompagne et qu’on leur donne quelques clés, ils sont séduits par l’opéra. Un bon public fait un bon spectacle autant que de bons artistes, les spectateurs participent à la création.

La beauté dont tu es dépositaire, fais la descendre sur chacun d’entre nous. Elle nous dit que tu es, que tu vis.

Il défend par contre un élitisme artistique parce qu’il y a dans la démarche artistique quelque chose qui mène vers la perfection. Et paraphrasant Rilke, il enjoint l’artiste : « La beauté dont tu es dépositaire, fais la descendre sur chacun d’entre nous. Elle nous dit que tu es, que tu vis. »
Lorsqu’il reprend la direction du Festival d’Aix-en-Provence, il cite Simone Weil : il faudrait à l’homme « une chlorophylle permettant de se nourrir de lumière ». Cette chlorophylle, c’est notre sensibilité, il faut la réveiller pour absorber la lumière. L’art et la culture nous invitent à être nous-mêmes et cette expérience doit être offerte à tous.
Dans Libération du 29 juillet 2016, il écrit : « Nous appelons à une mobilisation des forces de la création artistique pour tenter de faire reculer les fanatismes, les simplismes et la violence. Culture, information, éducation doivent rester absolument nos priorités pour résister et inventer. »
Il y a eu, dans le passé, des époques de construction, aujourd’hui, on doit résister, individuellement et collectivement. La culture et l’éducation sont des vecteurs pour développer la résistance.


Culture et démocratie

Bernard Foccroulle ouvre le second tour sur un poème de Rilke très surprenant. Il y décrit toutes les beautés d’une statue dans un langage très imagé et à la fin, dans un renversement extraordinaire, c’est la statue qui regarde le spectateur.

TORSE ARCHAÏQUE D'APOLLON

Nous n'avons pas connu sa tête prodigieuse
où les pupilles mûrissaient. Mais son torse
encore luit ainsi qu'un candélabre
dans lequel son regard, vrillé vers l'intérieur,

se fixe et étincelle. Sinon, tu ne serais
ébloui par la poupe du sein, et la légère
volte des reins ne serait parcourue du sourire
qui s'en va vers ce centre où s'érigea le sexe.

Et la pierre sinon, écourtée, déformée,
serait soumise sous le linteau diaphane des épaules
et ne scintillerait comme fourrure fauve

ni ne déborderait de toutes ses limites
comme une étoile : car il n'y est de point*
qui ne te voie. Tu dois changer ta vie.

Raina Maria Rilke, Nouveaux Poèmes

 

... se nourrir de lumière.

 

Ce poème est fort, prophétique et interpelant. L’œuvre nous regarde et nous attend. Elle ne vit que si on la regarde ou on l’entend. Elle nous dit : tu dois changer ta vie.
Ce poème ouvre tout un programme : si l’œuvre d’art nous attend, la responsabilité d’un programmateur est considérable : « Élargir le cercle des connaisseurs et donner une chance à chacun de rentrer dans l’œuvre d’art. »
La deuxième injonction : « Ce regard sur l’œuvre d’art doit t’amener à changer ta vie. » On est aux antipodes d’une relation consommatrice.
 

Se battre contre l’exclusion culturelle

En 1993, il constate qu’il y a un déficit culturel dans notre société, à l’école, dans les médias et l’espace public. Il fonde une association Culture et Démocratie qui jette des ponts entre francophone et flamands, l’art et la santé ou encore l’éducation permanente. À l’époque, la démocratie était une évidence partagée, une valeur commune, il n’y avait pas ou très peu de contestations des valeurs démocratiques. Aujourd’hui et la culture et la démocratie sont en danger. La résistance est devenue cruciale.
Les gens qui vont au concert, au théâtre, à l’opéra, au cinéma, sont une minorité. La majorité des gens n’y vont pas. L’exclusion de la vie culturelle est insupportable. Il faut y travailler dans la société civile, politique, culturelle.
À quelles conditions envisager ce développement ?
La notion d’égalité des chances est au cœur de notre société, il faut que tous aient accès à la culture vivante.
L’école doit offrir cet accès à tous, ce qu’elle ne fait pas. Les cultures de consommation ne doivent pas être les seules offertes à la majorité.
Il faut aller vers les plus fragilisés, à l’hôpital, en prison, à la rencontre de public empêchés ou fragilisés. Et ce n’est pas une forme de charité, toutes les expériences prouvent qu’il y a un rapport d’enrichissement réciproque.
La Maison de Gardanne en Provence, est un lieu de vie et de culture pour ceux qui terminent leur vie. Chaque fois que des musiciens vont jouer là-bas, ils jouent pour des personnes qui sont dans la plus extrême fragilité. Il se passe quelque chose qui ne laisse personne indemne, cette expérience est de l’ordre de l’échange.
Le London symphony orchestra développe dans les banlieues londoniennes des collaborations formidables, et la vie de l’orchestre est transformée par ce travail.
Le second enjeu est l’égalité entre les cultures. Elle n’est pas facile. Nous sommes héritiers d’un monde avec des dominants et dominés. Notre culture a longtemps été dominante, au prix d’une oppression culturelle. Dans les faits, les cultures ne sont pas égales. La culture arabe aujourd’hui, par exemple, n’est pas reconnue pour la vitalité qu’elle a pu avoir. Et la culture africaine ne bénéficie pas non plus de notre reconnaissance.
Dans l’époque de globalisation et de flux migratoires où nous vivons, la question de créer une égalité entre les cultures est fondamentale si nous voulons être justes. Il convient de travailler avec des personnes issues de l’immigration et de reconnaître le potentiel de vitalité de ces cultures malmenées.
 

Que peut-on faire ?

Élargir le cercle des connaisseurs et donner une chance à chacun de rentrer dans l’œuvre d’art.

Multiplier les artistes en résidence dans les écoles. Dans toutes les écoles, il devrait y avoir un artiste en résidence dont le rôle serait de faire de la musique, de peindre, de communiquer, de faire partager son art, d’emmener les élèves vers les lieux de culture, de les accompagner dans des processus de création. Il ne s’agit pas d’enseigner, mais de partager l’expérience artistique, comme expérience humaine.
Développer des expériences de dialogue interculturel. À Bruxelles, à La Monnaie et à Aix, Bernard Foccroulle a développé des activités où des artistes de cultures différentes (Inde, Afrique, monde arabe, Caraïbes, etc.) et d’univers artistiques différents, sont amenés à collaborer. À Marseille, on est parvenu à faire monter sur scène des mamans comoriennes pour un spectacle basé sur les berceuses des îles Comores. Elles ont joué, dansé et chanté avec des musiciens du London. Ces chansons permettent aux mamans de transmettre la mémoire d’événements parfois même tragiques.
Il a aussi mis sur pied un chœur de musique arabe où les chanteurs sont mixtes.
Dans la musique, on peut trouver un langage commun à partir des traditions respectives. Nos cités sont composées d’identités multiples. Nous devenons aussi, individuellement, porteurs d’identités multiples. Ces multiples identités sont nourricières et nous permettraient de vivre plus en harmonie avec le monde.
Le rôle de l’artiste n’est plus d’être un rebelle, comme au XIXe siècle, il doit être redéfini. L’artiste est un miroir de la société, comme le sont Pina Bausch ou les frères Dardenne.
Certaines créations, que le public reçoit avec difficulté, nous renvoient un miroir de prise de conscience.
Avec un de ses amis japonais, Bernard Foccroulle pense que le travail de l’artiste est de « guérir le monde », comme un chamane, ou « de donner une voix à ceux qui n’en ont pas », comme le disait Peter Sellers.
L’art et la culture doivent être remis au cœur de la société, où les valeurs démocratiques sont basées sur l’égalité. Et là où nous sommes, nous pouvons être porteurs d’une vision politique et la partager à notre niveau. Ce n’est pas le ministre de la culture qui fait la culture, ce sont les artistes.
 

En guise de conclusion

Et c’est avec ses mots de poètes que Christian Merveille résume la rencontre :

« Une rencontre qui nous invite à l'exigence d'être encore plus artiste dans nos manières d'habiter le monde…
La beauté est descendue sur chacun de nous… Elle ne peut nous laisser indifférent. Elle exige de nous « de changer notre vie » pour la vivre dans « la joie des cœurs limpides » dans la rencontre vraie avec soi et les autres.
Pour que tous et chacun puissent entrer là où on se sent plus humain, à l'invitation de Mahmoud Darwich :

Vous, qui tenez sur les seuils, entrez
Et prenez avec nous le café arabe
Vous pourriez vous sentir des humains comme nous.
Vous, qui vous tenez sur les seuils,
Sortez de nos matins
Et nous serons rassurés d'être comme vous,
des humains ! »

 

Jean BAUWIN
(03/12/2016)

Illustrations : Patrick Verhaegen (Pavé)
http://www.pavesurle.net/

Photos : Chantal Vervloedt-Borlée

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer

Enregistrer