Samedi Saint 2016 : Leili Anvar - Rencontre

SAMEDI SAINT 2016 : ÉCHOS DE LA RENCONTRE
 

LA BRÛLURE DU SAMEDI

L’éveillée pascale

Un Samedi Saint avec Leili Anvar


Passionnée et nourrie de la poésie mystique persane, Leili Anvar est aussi traversée par les grandes traditions philosophiques et spirituelles. Pour le Prieuré, elle relie quelques grands textes bibliques à la mystique persane et en propose une lecture vivifiante, à nous relever de nos tombeaux.

Leili Anvar est née à Téhéran, d’un père iranien d’origine juive et d’une mère française catholique. C’est dire qu’elle se situe, dès son enfance, au croisement des grandes religions. Ses parents s’étaient rencontrés à Londres dans les années 50. Lorsque son papa, comédien shakespearien, est contacté par les studios d’Hollywood, il demande conseil à son épouse : « Crois-tu que l’on trouve la vérité à Hollywood ? » Et comme elle répond « non », ils vont s’installer en Iran. Leili est encore enfant quand ses parents l’emmènent dans des cercles où il est question du soufisme et de Rûmî, un poète mystique persan du XIIIe siècle. Elle y entend sa poésie et même sans la comprendre, elle en est bouleversée. Elle se promet que, plus tard, elle essaiera de la comprendre.

Rûmî fut enterré à Konya, en Turquie. C’est là que le poète mystique a trouvé refuge en fuyant les invasions mongoles qui ont déferlé sur Balkh, sa ville natale. Cette ville accueillait les hérétiques du monde musulman et ceux qui fuyaient la violence des Mongols. Ceux-ci ont en effet mis son pays à feu et à sang. Ils ont tout détruit et massacré des populations entières. On mesure mal aujourd’hui ce qu’a pu être la violence de cette époque. Mais Rûmî ne parle jamais de cette violence, il ne parle que d’amour. Il a vu le monde s’écrouler et croit dans la puissance de l’amour. C’est pourquoi tant de jeunes aujourd’hui vont encore se recueillir sur sa tombe.

En Iran, les parents de Leili fréquentent un sage, Ostad Elahi, qui les a profondément transformés. Au départ, c’est un maître de musique, mais il prétend que la musique relie l’âme à Dieu. Son père, qui avait abandonné toute religion, est intrigué. Il l’interroge : « Le Dieu dont vous parlez est-il le même que celui des religions ? » Et comme le sage a répondu « oui », son père s’est mis à croire.

 
« Mon pays, c’est la poésie persane »

Depuis que Leili a quitté son pays à cause de la guerre, c’est la poésie persane qui est devenue son chez elle. Elle aime la littérature et le théâtre qu’elle expérimente dès le lycée. « Quand la littérature est mise en voix, c’est deux fois de la littérature, affirme-t-elle. J’aime dire les vers à voix haute pour entendre leur musique. Il y a une alchimie mystérieuse entre les mots et la voix. C’est bouleversant. » Leili se souvient qu’elle devait jouer le rôle d’une femme légère dans une troupe de théâtre amateur. Le jour de la première, elle se casse la cheville, mais joue quand même, avec un plâtre. Cette nuit-là elle fait un rêve : « La voix que nous t’avons donnée a été faite pour célébrer le Seigneur, et pas pour autre chose. »

Agrégée d’anglais (Normale Sup), elle étudie ensuite avec passion la littérature persane. Sept ans et trois enfants plus tard, elle termine sa thèse sur la poésie de Rûmî. Chaque fois qu’elle relit ses textes, elle en est bouleversée, comme la première fois. Son métier aujourd’hui, c’est la traduction, la recherche, l’enseignement, la radio où elle anime l’émission Les racines du ciel et Le monde des religions où elle tient une rubrique littéraire.

Leili Anvar a traduit en français le Cantique des oiseaux, un chef d’œuvre majeur de la littérature persane, composé à la fin du XIIe siècle. Il ne cesse d’inspirer les artistes, aujourd’hui encore. C’est une œuvre de guidance spirituelle qui demande d’entrer dans son cheminement et vers laquelle elle ne cesse de revenir.


Voir Dieu qui est en soi

La langue persane a été inventée par des poètes qui voulaient se donner une langue nationale qui puisse résister à la langue arabe. C’est une langue littéraire et poétique qui prendra deux directions : épique et lyrique. Certains donneront une signification mystique à la poésie. L’aimé du poème lyrique devient l’aimé divin, et le roi de la littérature épique devient le roi spirituel : une lumière descendue pour éclairer le monde et le peuple.

Après un premier soufisme très ascétique qui naît à Bagdad, Rabi’a al-Adawiya inaugure au VIIIe siècle un soufisme de l’amour et de l’ivresse. Elle y parle de Dieu en termes érotiques, comme dans le Cantique des cantiques. Dans la littérature persane, à l’exception notable de Rûmî, la beauté féminine est la manifestation du divin. L’acte charnel, dans un abandon total à l’autre, est une forme de prière la plus haute. L’acte charnel est un lieu où le divin apparaît, comme dans la prière.

Toutes les grandes religions ont produit de grands mystiques, mais cette expérience intérieure et personnelle est difficilement partageable et souvent regardée avec méfiance par les religions elles-mêmes. Dans l’union mystique, ce n’est pas Dieu qui entre en l’homme, car il était déjà en lui. Le mystique est celui qui suit un chemin qui le mène à découvrir que Dieu est en lui, et ce, depuis toujours. Le mystique est celui qui chemine vers sa propre divinité. « Ainsi, poursuit-elle, Thérèse d’Avila m’invite à chercher Dieu en moi. Je dois polir mon être pour voir Dieu qui est en moi. Je suis déjà fusionnée en Dieu, il suffit de le dévoiler. »

Dieu se révèle au tréfonds de l’être et il prend les mots de celui qui reçoit la révélation. Que serait un Dieu qui ne se révèle qu’à une partie de l’humanité ? Il se révèle à chacun et cette révélation prend la couleur de celui qui la reçoit.


Une rencontre brûlante

Leili a peu de souvenirs d’Ostad Elahi, le sage que fréquentaient ses parents. Il est mort lorsqu’elle avait sept ans. Mais celui-ci avait transmis à sa sœur la mission de représenter sa pensée. En terre d’Islam, il n’est pas si courant qu’une femme devienne une éveilleuse spirituelle. Leili rencontre pour la première fois Malek Jan Ne'mati, lorsqu’elle a 12 ans et ce fut comme une brûlure. « C’était, raconte-t-elle, comme si sa chair était faite de lumière. C’était une brûlure délicieuse. Ses réponses étaient toujours saisissantes de clarté et de justesse. » Cette femme n’a rien publié. Pour fêter le centenaire de sa naissance, en 2006, Leili rassemble des enregistrements, des notes prises par l’entourage, et écrit une biographie et une anthologie de ses œuvres. Le titre est tout un programme : La vie n’est pas courte mais le temps est compté.

Leili Anvar est attentive à toutes les révélations, même celles qui ne sont pas considérées comme telles : le Tao, la parole de Socrate et d’autres. Elle est au confluent de plusieurs traditions : juive, catholique, protestante. Elle a grandi dans un pays d’islam chiite, traversé par une influence zoroastrienne. Elle se sent traversée par tous ces enseignements et célèbre le nom de Dieu partout où on le célèbre, que ce soit dans une église ou dans une mosquée.

Jean BAUWIN
27 mars 2016

Illustrations : Patrick Verhaegen (Pavé)
http://www.pavesurle.net/

Photos : Geneviève Bricoult

 

De la Genèse au Cantique des Cantiques et de la poésie persane à l'Évangile, Leili Anvar parcourt avec nous et pour nous quelques textes brûlants :

  1. Joseph et l'épouse de Potiphar (Genèse 39, 1... 12)

Joseph étant descendu en Égypte, Potiphar, eunuque de Pharaon, le grand sommelier, un Égyptien, l'acquit des mains des Ismaélites qui l'y avaient amené. Le Seigneur fut avec Joseph qui s'avéra un homme efficace.
Il fut à demeure chez son maître l'Égyptien.
Or Joseph était beau à voir et à regarder et, après ces événements, la femme de son maître leva les yeux sur lui et lui dit : « Couche avec moi. » Mais il refusa et dit à la femme de son maître : « Voici que mon maître m'a près de lui et ne s'occupe plus de rien dans la maison. Il a remis tous ses biens entre mes mains. Dans cette maison même, il ne m'est pas supérieur et ne m'a privé de rien sinon de toi qui es sa femme. Comment pourrais‑je commettre un si grand mal et pécher contre Dieu ? » Chaque jour, elle parlait à Joseph de se coucher à côté d'elle et de s'unir à elle mais il ne l'écoutait pas. Or, le jour où il vint à la maison pour remplir son office sans qu'il s'y trouve aucun domestique, elle le saisit par son vêtement en disant : « Couche avec moi ! » Il lui laissa
son vêtement dans la main, prit la fuite et sortit de la maison.


Regard de Leili :

Vous vous demandez peut-être pourquoi lire cet extrait de l’histoire de Joseph ce soir, eh bien, c’est parce que l’histoire de Joseph a été transformée par les mystiques persans. Elle est devenue l’histoire de cette femme de Potiphar qui n’a de nom, ni dans la Bible, ni dans le Coran, et qui apparaît comme une femme bien mauvaise, qui a de mauvais désirs envers Joseph (elle le fait mettre en prison d’ailleurs)

Cette femme, si mal renommée dans les textes sacrés, les mystiques persans en ont fait une héroïne du pur amour. En particulier, le poète Jâmî, au XVe siècle, va écrire un très beau roman en vers qui s’intitule Joseph et Zoleykhâ, dans lequel le personnage principal est précisément cette femme qui prend le nom de Zoleykhâ. Jâmî nous dit qu’elle va tomber amoureuse de Joseph dans sa plus tendre enfance, à partir d’un rêve dans lequel Joseph lui apparaît. Il est tellement beau, elle voit tant de lumière dans son visage qu’elle en tombe éperdument amoureuse.  Tout ce qu’elle va faire après, et dont les textes sacrés nous disent que ce sont de très vilaines choses, n’est en réalité animé que par cette lumière, cette brûlure d’amour qu’elle porte en elle depuis l’enfance.

Joseph était, nous dit Jâmî, la manifestation lumineuse de la beauté de Dieu lui-même. C’est donc normal de tomber amoureuse de lui. Il nous dit, au tout début du roman, qu’avant que les êtres ne fussent créés, Dieu a montré tous les prophètes à venir à Adam. Adam voit soudain Joseph et celui-ci lui apparut comme une lune, que dis-je une lune, un soleil dans l’éclat de sa gloire, chandelle de cette assemblée distincte de tous les autres, la tête haute parmi les autres. La beauté des plus beaux face à lui n’était rien, perdue comme les étoiles face à l’astre du jour. Donc Joseph est la chandelle, la lumière, le soleil qui manifeste la beauté de Dieu, et c’est donc normal de tomber amoureuse de lui.

Ce que Zoleykhâ ne sait pas au début de l’histoire, c’est qu’elle va tomber amoureuse d’une forme, elle ignore encore que cette forme manifeste l’autre lumière que l’on ne peut pas voir en face, celle de Dieu. Après bien des tribulations, elle finit vieille, toute ridée, ayant perdu tous ses pouvoirs – son mari est mort – et elle adore toujours les idoles de l’Égypte. Mais un jour, elle reçoit une révélation intérieure, elle en devient aveugle, et elle comprend que l’idole qu’elle adore n’est pas Dieu. Elle s’en remet alors au Dieu de Joseph, elle lui demande de lui rendre ses yeux pour qu’elle puisse voir encore une fois la beauté divine manifestée dans le visage de Joseph, ce que Dieu lui accorde. Elle refleurit, alimentée par l’eau de vie de cette foi à laquelle elle vient de se convertir. Elle reverdit et redevient jeune, elle retrouve la vue, elle va voir Joseph, et Joseph en tombe lui aussi amoureux. Ça se termine par les noces mystiques entre Zoleykhâ et son bien aimé Joseph ou, en d’autres termes, entre l’âme et la lumière divine manifestée en beauté.

Joseph et Zoleykhâ (Roman en vers persans de Jâmî, vers 410-413)

« Personne, parmi les amants, jamais n'égala Zoleykhâ
Car elle fut ardente en amour, plus que toute autre
Elle aima, depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse
Elle aima, qu'elle fût princesse ou misérable (...)
Elle ne connut rien d'autre que l'amour absolu
Dans l'amour, elle naquit, elle vécut, elle mourut. »

Jâmî

 

  1. Disparu (Cantique des cantiques, extraits)

La bien aimée

Mon bien-aimé est à moi, et je suis à mon bien-aimé
Lui qui paît son troupeau parmi les roses.
Avant que fraîchisse le jour,
que s'effacent les ombres,
reviens, ô mon amour !
Sois pareil à la gazelle ou au faon des biches
sur les montagnes de l'horizon !

Cantique 2, 16-17

Sur ma couche, durant la nuit,
Je cherchais celui dont mon âme est éprise ;
Je l'ai cherché mais ne l'ai point trouvé.
Je me lèverai donc et j'irai par la ville
J'irai par les rues et les places,
pour rechercher celui dont mon âme est éprise.
Je l'ai cherché mais ne l'ai point trouvé.
En chemin j'ai croisé la ronde des vigiles :
« Avez-vous vu celui dont mon âme est éprise ? »
À peine les avais-je dépassés
que je trouvai celui que tout mon être adore,
Lui, mon aimé, je l'ai saisi
et je ne le lâcherai plus
que je ne l'aie emmené dans la maison de ma mère,
dans cette chambre même où je fus conçue

Cantique 3, 1-8

*

Je dors et pourtant mon coeur veille
C'est la voix de mon bien-aimé ! Il frappe :

Le bien-aimé

« Ouvre-moi, ma soeur, ma compagne,
ma colombe, ma parfaite !
car ma tête est couverte de rosée,
mes boucles, des gouttes de la nuit. »

La bien-aimée

J'ai ôté ma tunique : comment la revêtir ?
Et mes pieds sont lavés : comment les resalir ?
Mon bien-aimé a passé sa main dans la fente
pour lui mes entrailles ont frémi.
Je me lève pour lui ouvrir,
Les mains remplies de myrrhe.
Ruisselant de mes doigts sur le verrou.
J'ouvre.
Mais mon bien-aimé est parti,
Disparu !
Et voilà mon âme au bord des lèvres
Je l'ai cherché - je ne l'ai pas trouvé !
Je l'ai appelé - il n'a pas répondu !
En chemin, j'ai croisé la ronde des vigiles
ils m'ont frappée, blessée, dépouillée de ma cape
Je vous en conjure, filles de Jérusalem :
si vous trouvez mon bien-aimé,
Dites-lui que je suis malade d'amour

Cantique 5, 2-8

*

Pose-moi comme un sceau sur ton coeur,
comme un sceau sur ton bras
car l'amour est fort comme la Mort,
la passion terrible comme l'Enfer ;
ses traits sont traits de feu, flamme de Dieu.
Toutes les grandes eaux des torrents et des mers
ne sauraient éteindre l'amour,
ni les fleuves le submerger.

Cantique 8, 6-7


Regard de Leili :

Il y a tellement d’interprétations du Cantique des cantiques, que je me sens toute petite ce soir d’être invitée à parler de ce texte. La seule justification est peut-être que je l’ai si souvent, si longuement, si amoureusement médité. On nous dit que c’est un dialogue amoureux entre le roi Salomon et sa bien-aimée, la sunamite ; on nous dit que c’est l’histoire du peuple d’Israël amoureux de son Dieu ; on nous dit que ça raconte l’histoire de l’Église et de Dieu. Je crois, et c’est une des interprétations qui m’interpelle le plus, qu’il s’agit surtout de l’histoire d’amour entre l’âme et celui que l’âme recherche. Je crois que ce Cantique raconte l’histoire de notre trajet dans ce monde, où nous sommes en errance, en exil. Ce monde est, à bien des égards, cette nuit dans laquelle la bien-aimée cherche son bien-aimé. C’est un lieu où il faut accepter d’être frappé, de souffrir et d’être malade et d’errer dans la nuit pendant très longtemps à tâtons, avant que la lumière ne jaillisse. Mais nous avons l’intuition que l’étincelle est déjà là. Elle est déjà là, cette lumière, et l’errance dans la nuit, cette recherche, cette quête, ne fait que révéler quelque chose qui est déjà là. D’ailleurs, le bien-aimé frappe à la porte, il dit : « Ouvre-moi, ma sœur, ma compagne », il a mis sa main dans la fente et « pour lui, mes entrailles ont frémi ». Il est déjà là, mais parfois on n’arrive pas à se lever à temps. On a toutes sortes d’excuses : « J’ai ôté ma tunique, je suis déjà au lit. Faut-il que je me lève ? » Bien sûr. Mais ce qui va faire que je vais me lever, c’est la séparation, la disparition : il est déjà parti. Et nous voilà donc partis à la recherche de celui que le cœur désire. Et ce désir, c’est cela même la chandelle. Cette lumière qu’on cherche, elle est déjà dans notre désir.

Si la bien-aimée me touche autant, c’est parce qu’elle est fille du désir. Toutes les âmes sont fondamentalement filles du désir. En même temps, ce qui est extraordinaire, c’est que la poésie amoureuse persane mystique ne fait que raconter cette histoire à l’infini. La Bible a été traduite en arabe au Xe siècle et la plupart des mystiques musulmans connaissaient ce texte, c’est absolument évident dans les images qu’ils emploient. Ce qu’ils ressentaient si fortement, c’est l’importance du désir, l’idée que la lumière que l’on recherche est à la fois la vérité et la beauté qui se conjoignent dans cette image du feu et de la lumière.

Ce qui est particulièrement émouvant, c’est aussi la réciprocité de l’amour. Dans un verset coranique, Dieu dit aux anges : « Je vais créer un être (sous-entendu qui sera différent de vous, probablement même supérieur à vous) qui m’aimera et que j’aimerai. » Ce sont les êtres humains. Il y a donc réciprocité d’amour. Nous ne sommes pas seulement des êtres amoureux de l’être aimé, nous en sommes aussi infiniment aimés. Et les poètes persans ne l’ont pas oublié. Ils ont sans cesse remis sur la scène poétique, le dialogue entre l’amant et l’aimée, le va-et-vient entre les retrouvailles et la séparation, jusqu’à ce que nous soyons, à la fin, consumés par ce feu. Et de cela, on ne peut plus rien dire puisque, comme chacun le sait, le papillon qui a brûlé dans la flamme de la chandelle ne peut plus en revenir pour en parler. Donc même la parole mystique s’arrête au seuil de l’union finale.

 

  1. Rappelez-vous (Luc 24, 1-12)

Le premier jour de la semaine, à la pointe de l'aurore, les femmes se rendirent au tombeau, portant les aromates qu'elles avaient préparés. Elles trouvèrent la pierre roulée sur le côté du tombeau. Elles entrèrent, mais ne trouvèrent pas le corps du Seigneur Jésus. Alors qu'elles étaient désemparées, voici que deux hommes se tinrent devant elles en habit éblouissant. Saisies de crainte, elles gardaient leur visage incliné vers le sol. Ils leur dirent : « Pourquoi cherchez-vous le Vivant parmi les morts ? Il n'est pas ici, il est ressuscité. Rappelez-vous ce qu'il vous a dit quand il était encore en Galilée : "Il faut que le Fils de l'homme soit livré aux mains des pécheurs, qu'il soit crucifié et que, le troisième jour, il ressuscite." » Alors elle se rappelèrent les paroles qu'il avait dites.
Revenues du tombeau, elles rapportèrent tout cela aux Onze et à tous les autres. C'étaient Marie Madeleine, Jeanne et Marie mère de Jacques ; les autres femmes qui les accompagnaient disaient la même chose aux Apôtres. Mais ces propos leur semblèrent délirants, et ils ne les croyaient pas. Alors Pierre se leva et courut au tombeau ; mais en se penchant, il vit les linges, et eux seuls. Il s'en retourna chez lui, tout étonné de ce qui était arrivé.
 

Regard de Leili :

N’est-ce pas étonnant que ceux qui étaient autour du Christ, pendant sa vie dans ce monde, qui avaient entendu de nombreuses fois : « Il faut que le fils de l’homme soit livré aux mains des pécheurs, qu’il soit crucifié et que, le troisième jour, il ressuscite » n’y croient même pas eux-mêmes ? Ils l’ont entendu de la bouche de Jésus lui-même, et quand Jésus meurt sur la croix, aucun d’entre eux ne se souvient. On aurait pu croire qu’ils allaient tous se précipiter au tombeau le troisième jour, persuadés qu’il était ressuscité. Mais pas du tout, ils étaient persuadés qu’ils allaient embaumer un corps.

Je suis absolument étonnée de ce passage. L’évangéliste ajoute : « Alors ils se rappelèrent les paroles qu’il avait dites. » Cela veut dire qu’entre-temps ils les avaient oubliées. Cela dit quelque chose de notre nature oublieuse. Les femmes, les apôtres, tous ces êtres qui sont devenus plus tard des saints, ont été oublieux de cette parole. Ils ne croyaient même pas qu’il serait crucifié. Souvenez-vous, même Pierre sort son glaive, ils sont tous persuadés que Jésus va faire un miracle, qu’il ne va pas se laisser crucifier. Pourtant, il le leur avait expliqué cent fois, puisqu’il était venu pour cela et qu’il fallait que la parole fût accomplie. C’est dire à quel point nous sommes des êtres d’oubli. C’est peut-être le seul véritable péché, c’est d’oublier la parole que nous avons reçue, et surtout ces paroles-là.

Aujourd’hui, je rencontre beaucoup de gens, y compris des croyants chrétiens, qui disent que les miracles de Jésus sont plutôt symboliques, qu’on ne peut pas ressusciter pour de vrai, etc. C’est quand même étrange. Qu’est-ce que ça veut dire « on ne peut pas ressusciter pour de vrai » ? S’il est le verbe fait chair, je ne vois pas comment ce verbe pourrait mourir. En réalité, ça me paraît tout à fait extraordinaire de ne pas croire en la résurrection, parce que ce serait finalement ne croire que dans la mort.

La poésie, la vraie qui est une recherche de la vie et de la vérité, ne fait que nous convaincre que la résurrection est conjointe à l’amour. Si on croit dans l’amour, on ne peut pas ne pas croire en la résurrection. Si on croit dans l’amour, on ne peut pas croire que la mort triomphera, car l’amour n’est pas fort comme la mort, il est plus fort que la mort.

Ce que je trouve magnifique dans ce texte, c’est que, finalement, ce sont les femmes qui sont les premières à aller au tombeau, c’est aussi une femme qui la première, reconnaîtra la présence ressuscitée de Jésus, qui est une présence encore plus forte, encore plus réelle que la présence d’avant la résurrection. Je ne sais pas techniquement ce que cela veut dire, mais au plan de l’âme, cette idée de résurrection est une invitation à entrer dans un processus de vie, sans lequel nous ne sommes que des morts qui ont l’air d’être vivants sur cette terre. C’est pourquoi cette partie des évangiles me semble tout à fait cruciale, et pas seulement pour les chrétiens, mais pour tous ceux qui parient sur l’amour et qui ne pensent pas que la résurrection est une donnée délirante, mais la seule chose au contraire qui vaille la peine qu’on y croie.

 

  1. La présence qui guérit (Luc 24, 13… 32)

Et voici que, ce même jour, deux d'entre eux se rendaient à un village du nom d'Emmaüs, à deux heures de marche de Jérusalem. Ils parlaient entre eux de tous ces événements. Or, comme ils parlaient et discutaient ensemble, Jésus lui-même les rejoignit et fit route avec eux ; mais leurs yeux étaient  empêchés de le reconnaître. (...)
Ils approchèrent du village où ils se rendaient, et lui fit mine d'aller plus loin. Ils le pressèrent en disant : « Reste avec nous car le soir vient et la journée est déjà avancée. » Et il entra pour rester avec eux. Or, quand il se fut mis à table avec eux, il prit le pain, prononça la bénédiction, le rompit et le leur donna.
Alors leurs yeux s'ouvrirent et ils le reconnurent, puis il leur devint invisible. Et ils se dirent l'un à l'autre : « Notre coeur ne brûlait-il pas en nous tandis qu'il nous parlait en chemin et nous ouvrait les Écritures ? »


Regard de Leili :

« Il nous ouvrait les écritures », cela veut justement dire que Jésus expliquait quelque chose qui a à voir avec la résurrection. Mais ce passage, qui est un de mes préférés dans les Évangiles, nous dit quelque chose de ce que fait la parole vraie. Quand le verbe est vraiment verbe, il brûle.

Ça nous dit quelque chose de la présence de ce corps ressuscité, de cet être ressuscité qui est à la fois une présence matérielle et immatérielle, puisqu’ils ne le reconnaissent pas alors qu’il se présente à eux, et qu’ils connaissent les traits de son visage. Et après qu’il ait rompu le pain, leurs yeux s’ouvrent. Jésus ressuscité est donc à la fois de ce monde et de nature spirituelle. Je ne sais pas ce que ça veut dire scientifiquement, si j’ose ce mot, mais je sais ce que cela veut dire sur le plan de l’âme. Toute parole qui vient du tréfonds de la vérité a cet effet de brûler. C’est pour cela qu’on ne se lasse pas de lire et de relire encore les Évangiles. À chaque fois, on en reconnaît la profonde authenticité, par cet effet de brûlure, mais c’est une brûlure délicieuse. Du coup, on participe de cette brûlure, on devient les compagnons d’Emmaüs.

Si on reçoit les paroles qui nous sont données de Jésus, comme il se doit, avec la disposition intérieure nécessaire, alors véritablement on ressent cette brûlure, et c’est comme si, à nouveau, le Christ était ressuscité pour nous dans ces paroles. C’est comme si, à nouveau, le verbe se refaisait chair pour nous, dans la lecture.

C’est comme ça que je le lis et je le relie à tous les grands textes qui nous disent quelque chose de notre vérité profonde. Et comme ce sont des feux de joie, ils nous brûlent avec un délice qui fait qu’on ne peut plus s’en détacher et on ne cesse de s’en nourrir. Je crois que les récits des miracles de Jésus opèrent de la même façon. Quand il guérit un aveugle, ça nous dit qu’il peut nous guérir de notre aveuglement. Quand il nous donne sa lumière par la parole, ça nous dit que ça nous concerne. C’est à nous de la prendre, brûler et de guérir en même temps en l’accueillant et en l’écoutant.

Leili ANVAR
(26/03/2016)

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