Jeudi Saint 2015 : Homélie par Marion Muller-Colard

JEUDI SAINT 2015 : HOMÉLIE PAR MARION MULLER-COLARD

Il existe un petit verset insignifiant du Premier Testament qui m'a longtemps et vaillamment accompagnée et m'accompagne encore. On le trouve au tout début du Livre de Jérémie. C'est un début classique d'un livre prophétique. Mais qu'est-ce qu'un livre prophétique sinon mon histoire ou la vôtre, dans les moments de nos vies où elles prennent un tournant ; où nos vies, pour ainsi dire, nous convoquent et exigent de nous une réponse ? Dieu a un plan qui n'est manifestement pas le nôtre, tout comme le plan qu'il avait pour Moïse de parler devant le peuple des hébreux et de les mener vers leur liberté n'était pas celui du jeune homme paisible qui se satisfaisait d'être un petit berger et qui pensait avoir "la langue trop lourde" pour trouver les mots justes. Dieu a un plan pour Jérémie qui n'est manifestement pas non plus le plan du principal concerné :

La parole de l'Éternel me fut adressée en ces mots :
Avant que je ne te forme dans le ventre de ta mère,
Je te connaissais.
Et avant que tu ne sortes de ton sein
Je t'avais consacré
Je t'avais établi prophète pour les nations.

Je répondis : Ah, Seigneur Éternel ! Je ne sais point parler car je suis un enfant !

Et l'Éternel me dit : Ne dis pas : "Je suis un enfant".

On voudrait faire paître paisiblement un petit troupeau pour assurer sa vie matérielle, connaître la joie d'un travail simple et bien fait, vivre d'amour et de rosée. Et voilà Dieu qui nous expulse de nos prés carrés, de la contemplation muette d'une nature plutôt bien faite, pour nous jeter en pâture dans nos vies politiques : celles qui requièrent notre parole et notre courage, celles qui soulignent nos contradictions, celles qui nous exposent au jugement, à la trahison et, à l'extrême, à la condamnation du Jeudi Saint.

Ne dis pas : "Je suis un enfant".

Combien de fois ai-je dû ruminer ce petit verset, comme un mantra, comme pour me regarder moi-même de ce regard dont Dieu me voit ? Combien de fois, quand l'autre me bousculait, quand ma lâcheté devenait un refuge dans lequel je menaçais d'étouffer de honte, quand j'aurais dû parler et que je me suis tue, quand on m'attendait et que je ne
voulais pas venir, quand la communauté humaine menaçait ma tranquillité et la lente avancée débonnaire des jours, combien de fois Dieu m'a-t-il sortie de ma grotte en me refusant le statut d'enfant ? Combien de fois pour vous ? Combien de fois avez-vous cru en votre incompétence, en votre petitesse, en votre illégitimité ? Combien de fois n'avez-vous pas osé ? Songeons à toutes ces fois et songeons aussi au regard de Dieu qui nous voit capables là où nous nous voyons incapables. (SILENCE)

C'est une révolution profonde dans la vie religieuse, qui commence avec l'appel des prophètes et qui s'accomplit ce soir. Ce soir du jeudi Saint où Jésus lave nos pieds. Une révolution complète que nos églises, malheureusement, ont souvent étouffée. La révolution d'un Dieu qui croit en l'homme. Et il m'arrive de penser, à relire certains passages de la Bible et à revivre, jusqu'à la Croix, le ministère du Christ, que la définition de la foi ne serait pas tant de croire en Dieu que d´accueillir un Dieu qui, contre toute attente, croit en l’homme.

Qui croit en nous en toute lucidité et en connaissance de cause, car il nous a formés dans le ventre de nos mères.

"Avant le fête de Pâque, sachant que l'heure était venue pour lui de passer de ce monde au Père, Jésus qui avait aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu'au bout."

Mais que signifie AIMER, en Évangile ? Je suis un peu agacée par l'usage redondant de la métaphore de l'amour paternel de Dieu pour ses enfants, car il me semble qu'il y a là également matière à refuge. L'infantilisation est le premier pas vers l'inégalité et la déresponsabilisation.

L’amour en Évangile fait un pas de plus que cette bienveillance paternelle qui nous pardonne ce que nous sommes. L’amour en Évangile nous élève au rang d’amis, c’est-à-dire de partenaire, d’égal. Jésus en donne une définition parfaite en Jean 15 : “Je ne vous appelle plus serviteurs, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître. Je vous appelle amis, parce que tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître”.

Ne dis plus: “Je suis un enfant”, car à présent, Jésus nous a fait connaître tout ce qu’il a appris de Dieu. Il vient révéler en nous la part de Dieu qui nous habite, qui nous fait sortir de nos grottes et oser nos vies humaines, jusqu’au bout.

Aimer, en Évangile, c’est abolir toute hiérarchie. C’est renoncer à la religion comme commerce, et à la relation humaine comme exercice de la force et de la domination.

Jésus est un révélateur. Il lève le voile sur les mystères du sacré qui tenaient les hommes en position de serviteurs. Comploter, murmurer, cacher, est toujours une façon de tirer à soi la couverture de l’importance et du pouvoir. Il y a deux choses qui marchent très bien pour asservir : la première est de faire peur; la seconde est de laisser entendre qu’on sait des choses que l’autre ignore. Se promouvoir en “sujet supposé savoir”, comme le nomme la psychanalyse. Celui qu’on suivrait aveuglément n’importe où puisque nous lui avons délégué toute la responsabilité du discernement, y compris pour nos propres choix. Les médecins sont bien souvent, à leur insu ou non, placés dans cette situation. Les juges, les représentants religieux… Et les politiques. Le lavement des pieds et cette déclaration de Jésus, “Je vous appelle amis”, peut instruire toute notre organisation humaine. Elle induit quelque chose d’essentiel à quoi l’humain est réfractaire. Il semble que nous préférons être servis ou serviteurs, être maître ou avoir des maîtres. La Parole de Dieu nous pousse pourtant à renoncer à cette position pour induire, jusque dans notre relation avec Dieu, une relation respectueuse fondée sur l’amour et l’égalité. L’égalité engendre la fraternité, et c’est ce binôme préalable qui peut garantir une liberté digne et responsable. Il faudrait peut-être inverser l’ordre des valeurs républicaines de mon pays pour leur redonner leur sens originel et les faire reluire d’une exigence nouvelle : Non plus Liberté, Égalité, Fraternité, mais Égalité = Fraternité = Liberté. Jésus a compris qu’il n’existe pas de liberté digne, créative et ouverte, sans le préalable de l’égalité, préalable sur lequel repose tout naturellement la fraternité. Il l’a compris et nous invite ce soir à le vivre, concrètement, dans la mémoire du rite du lavement des pieds, ce rite d’amour où Dieu vient à nous pour nous élever à lui et révéler notre meilleure part, c’est qui est faite à son image.

Nous sommes égaux, et donc nous sommes frères, et donc nous sommes libres.

L’égalité n’abolit pas nos différences, mais elle nous libère de la justification pour nous permettre non pas seulement de nous tolérer, mais de nous aimer et d’aimer nos différences.
Par le rite revisité du lavement des pieds, nous allons vivre symboliquement cette égalité et cette fraternité dans le don de ce que nous avons de meilleur et dans le transvasement, la circulation de ces dons.

Seigneur, reçois ces eaux mêlées de nos dons, de nos charismes, de notre courage, comme témoignage de notre fraternité humaine et de la libre circulation de ton amour entre nous.

Marion Muller-Colard
Jeudi Saint 2015

 

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